Bonjour à tous ! Cette édition vous donne accès en exclusivité à la traduction en français de la conversation que j’ai eue il y a peu avec Hilary Cottam, l’autrice du livre Radical Help: How We Can Remake the Relationships Between Us & Revolutionise the Welfare State (2018), dont la lecture a profondément influencé ma propre réflexion sur l’avenir du travail (j’ai cité son ouvrage abondamment dans mon livre Du labeur à l’ouvrage en 2019). Nous nous sommes rencontrées à Londres cette année-là et sommes restées en contact depuis.
Comment soutenir les travailleurs au XXIe siècle ? Quelles formes devraient prendre les services publics pour répondre à des besoins qui ont évolué avec le temps ? Le Royaume-Uni a donné naissance à William Beveridge et au NHS – à l’idée même d’un État-providence qui soutient les individus « du berceau au tombeau » (from cradle to grave). Au passage, c’est aussi l’un des pays où cet État-providence s’est désagrégé le plus vite. La pandémie a révélé à quel point cette désagrégation est allée loin : le pays bat des records en nombre de décès et en problèmes sociaux.
Mais c’est aussi là que l’on trouve aujourd’hui un renouveau salutaire de la réflexion sur le rôle de l’Etat, l’importance du design dans les services publics, la réinvention des syndicats ou encore le futur du travail. On peut citer le travail de la RSA (Royal Society of the Arts, Manufactures & Commerce), une institution pluri-disciplinaire créée au XVIIIe siècle qui a compté Adam Smith, Karl Marx et Charles Dickens parmi ses membres. La RSA a créé il y a quelques années un laboratoire consacré au future of work dont les travaux sont toujours passionnants (et dont je suis membre du comité consultatif). On peut citer aussi le plus récent Institute for Innovation and Public Purpose créé par Mariana Mazzucato à UCL. C’est avec Mazzucato que travaille Hilary Cottam.
Hilary fait partie des personnes dont la réflexion et le travail m’inspirent le plus aujourd’hui. Elle a mis le design et l’expérience de terrain au coeur de son travail, de sorte qu’on pourrait sans doute la qualifier aussi d’entrepreneure. Titulaire d’un doctorat en sciences sociales (elle est incollable sur Beveridge) et professeure honoraire à l’IIPP, elle n’a de cesse de confronter la théorie et la pratique. C’est ce qui fait toute la richesse de son livre Radical Help. Ce livre passionnant a l’ambition d’expliquer comment nous pouvons redéfinir l'État-providence aujourd’hui.
L'État-providence tel qu’on l’a imaginé au siècle dernier a été révolutionnaire : il a permis à des centaines de milliers de personnes de sortir de la pauvreté, il leur a fourni un système de santé qui a contribué à augmenter la durée et la qualité de leur vie, un logement décent, une bonne éducation et la sécurité. Mais il est aujourd'hui en partie dépassé, explique Hilary. Il s'agit d'un système « de masse » coûteux qui gère les risques et les besoins de façon standardisée alors que l’on pourrait aujourd’hui faire les choses autrement. Surtout, le système nie les relations et les réseaux humains singuliers qui jouent le rôle le plus important dans la vie des gens.
Aujourd'hui, nous sommes confrontés à de nouveaux défis. Nos ressources ont changé. Il faudrait pouvoir utiliser les principes du design pour mettre à jour nos services, et mieux assurer la collaboration des systèmes publics, privés, domestiques et communautaires pour faire face à ces défis. Hilary Cottam présente dans son livre cinq “Expériences de terrain” pour illustrer la manière dont le design fait la différence et dont on peut faire levier des relations singulières qui entourent les individus.
Hilary commence son récit dans un lotissement de Swindon où les familles qui ont passé des années à être connues des services sociaux sans que leur situation ne s’améliore jamais sont (enfin) aidées à concevoir leur propre voie de sortie. Puis elle évoque l’expérience qu’elle a faite avec des jeunes pour les aider à établir de nouveaux liens – avec des résultats remarquables. La troisième expérience concerne les soins de santé. La quatrième, le monde du travail. Et la dernière, le soutien aux personnes âgées. Dans les cinq expériences, la communauté et les individus (bottom up) travaillent main dans la main avec des professionnels pour imaginer les solutions pour régler leurs problèmes.
Au cœur du « design » d’Hilary, il y a les relations humaines. Cette crise que nous traversons actuellement en montre (cruellement) le caractère essentiel. Sans les familles, les communautés et les relations singulières nouées par les individus, il est impossible de développer les capacités essentielles dont nous avons besoin pour nous épanouir. Radical Help décrit les principes qui sous-tendent l'approche qui permet de relever les défis de la transition. Elle est audacieuse – et pratique. Radical Help offre une vision nouvelle, une approche qui peut nous permettre d’être soutenus à nouveau, du berceau à la tombe.
👉 What we need to flourish in this century (interview intégrale en anglais de Hilary Cottam dans Building Bridges)
👉 Pour en finir avec l’opposition public/privé (conversation “À deux voix”)
👉 L’État entrepreneur (interview de Mariana Mazzucato)
Bonjour à tous. Je suis Laetitia Vitaud, la fondatrice du podcast Building Bridges. Pour cet épisode, je suis très heureuse d'accueillir Hilary Cottam, une penseuse, une designer et entrepreneure sociale qui a imaginé de nouveaux systèmes pour transformer radicalement l'État-providence britannique. L'année dernière, elle a reçu un OBE, un prix de l'Ordre de l'Empire britannique, pour son travail sur l'avenir de l'État-providence. Son livre, Radical Help: How We Can Remake the Relationships Between US and Revolutionise the Welfare State, a été publié en 2018.
Hilary est également professeure à l'Institute for Innovation and Public Purpose (IIPP) avec Mariana Mazzucato que j'ai interviewée pour ce podcast il y a quelques semaines. Merci, Hilary, d’avoir accepté mon invitation.
Merci, Laetitia, je suis heureuse de passer ce moment avec toi. J’ai vraiment hâte d'avoir cette conversation avec toi.
Moi aussi. J'ai beaucoup de questions à te poser car cette pandémie semble avoir rendu ton travail encore plus pertinent qu'il ne l'était déjà. Mais commençons par une question un peu personnelle. La dernière fois que nous nous sommes rencontrées, c'était en mars 2020, au début de la pandémie. Et je me souviens que nous étions déjà inquiètes toutes les deux de l’évolution de la pandémie. Cela fait donc environ dix mois. C’est curieux comme c’est devenu difficile d’appréhender le temps correctement.
Oui, exactement. Il y a une distorsion constante dans la façon dont nous percevons le temps.
Alors comment as-tu vécu ces dix mois qui ont suivi notre rencontre, qui ont été si bizarres et/ou douloureux pour beaucoup de gens ? Comment s’est passée l’année 2020 pour toi ?
Parce que le temps a été si étrange, il est assez difficile de faire ce travail mental de revenir en arrière. Oui, nous avons eu ce dîner. C’est comme si ce monde avait complètement disparu. Sur le plan pratique, c'était difficile. Mon nouveau travail est un travail pour préparer l’avenir mais je n'ai pas pu poursuivre mes recherches actuelles, qui doivent se dérouler dans des comités aux côtés de travailleurs de toutes sortes.
Je n'ai pas pu le faire. Alors, ça a été dur. Presque du jour au lendemain, tout a basculé sur le plan professionnel, parce que, comme tu dis, les idées contenues dans le livre Radical Help sont devenues plus personnelles. Les gens sont venus me voir en me disant : "Pouvez-vous m'aider à faire ça maintenant ?” Cela m'a soudain semblé moins radical et plus urgent, je pense. Et ça a été si étrange aussi parce que ceux d'entre nous qui ont de l’espace (maison, jardin) ont réalisé à quel point nous avons de la chance de pouvoir nous débrouiller.
J'ai fait beaucoup de jardinage. J'ai fait pousser beaucoup de légumes, même si c'est beaucoup plus difficile. Comme tu le sais en me lisant, je suis quelqu'un qui pense que nous vivons un véritable changement de paradigme. Nous sommes confrontés à une catastrophe écologique. Nous devons donner à la révolution technologique de nouvelles formes. Et j'ai été tellement inquiète de toutes ces choses, c'est presque comme si je m'attendais à ce que quelque chose de terrible se produise.
J'ai lu que certaines personnes qui ont des problèmes de santé mentale se sont en fait senties beaucoup plus calmes parce que tout le monde est soudain dans le même bateau. Il y a quelque chose de cet ordre qui s’est joué chez moi aussi : tout ce qui m’inquiète et ce dont je parle depuis des années est soudain devenu visible. Pour moi, ce n'est que la première d'une série de choses qui vont nous frapper qui et soudain deviendront visibles.
Il est étrange qu'une catastrophe puisse soudain nous rendre plus calmes d'une certaine manière.
Oui, c'est vrai. Bien sûr, au début, je pensais qu'en septembre - je ne sais pas pourquoi je pensais cela - mais je pensais qu'en septembre j'aurais repris mes recherches. Eh bien non. Nous avons dû apprendre à être plus zen en quelque sorte.
As-tu réussi à vivre dans le moment présent ?
Cela a été dur pour toute la famille. J'ai une fille adolescente. C'est très dur pour cette tranche d'âge d'être à la maison sans ses amis. Mon mari travaille “en première ligne” dans les services de santé mentale et il travaille avec les familles qui essaient de survivre à cette crise. Il est à côté. Ils l'appellent en ce moment même. Ce genre d'inégalité flagrante que nous avons tous vue est angoissante. Mais je me sens fondamentalement privilégiée.
C'est intéressant ce que tu dis à propos de ta fille adolescente, parce que j'en ai une aussi, et en fait à cet âge, il s'agit de construire des relations. Et ces relations t’aident à construire ton identité et à devenir ce que tu veux devenir. Et cela a été particulièrement difficile pour les jeunes. Au début, on a plus parlé des personnes âgées que des jeunes et en particulier des adolescents.
Cela m'amène à ton livre, Radical Help, car l'idée de base de ce livre est que pour repenser l'État-providence, il faut un nouveau modèle. Et au cœur de cette nouvelle façon de penser se trouvent nos liens et nos relations humaines et la force des communautés. Tous ces éléments ont été remis en question cette année. Alors peut-être peux-tu expliquer aux auditeurs de ce podcast ce qu'est cette aide radicale ? Quelle est cette vision de ce que pourrait être l'État-providence ? Comment 2020 t’a amenée à réévaluer tout cela ? La dynamique de changement est-elle plus forte maintenant ?
Radical Help, c’est l'histoire de 10 ans d'expérimentation et de recherche sur la façon dont nous pourrions concevoir un État providence du berceau à la tombe. Nous avons cet État providence conçu par William Beveridge dans l'après-guerre. D'une manière typiquement britannique, nous avons exporté notre modèle dans le monde entier. Et évidemment, en Allemagne, il est différent de celui de l'Italie, mais les grands principes de ces institutions et la façon dont elles fonctionnent dans le monde occidental sont assez similaires.
Ce cadre a complètement transformé la vie en Grande-Bretagne, par le biais du New Deal aux États-Unis. Je suis convaincue depuis des décennies que ce système a atteint son terme. Il commençait déjà à s'effilocher. Et cela pour au moins trois raisons.
Tout d'abord, nous sommes confrontés à des problèmes très différents. Nous parlions de nos filles adolescentes. Mais par exemple, l'adolescence comme concept, cela n'existait même pas quand notre Etat-providence a été conçu. Maintenant, nous savons grâce aux neurosciences que cette période entre 14 et 20 ans est incroyablement importante pour le développement de milliers, probablement des millions de connexions neurales. Si quelque chose tourne mal dans notre petite enfance, c'est une chance de se redévelopper. Mais en termes de soutien social, nous ne pensons pas du tout de cette manière parce que nos systèmes étaient divisés par groupes d'âge et besoins.
La première chose, c’est donc de comprendre que nous avons des défis nouveaux, démographiques, écologiques, qui sont de nature différente. Ce n'est pas seulement qu'ils n'ont pas été prévus, mais c’est aussi qu’il faudrait travailler avec les gens de manière différente. Il s'agit de travailler de manière relationnelle avec les gens. Encore une fois, ces services n'ont pas été conçus pour ça.
La deuxième chose, c'est le contexte culturel et technologique. Nous vivons une révolution technologique qui a tout changé, de la façon dont nous élevons nos enfants à la façon dont nous dormons, dont nous travaillons. Je suppose que l'élément critique ici, c’est que les systèmes de protection sociale ont été conçus autour de l’idée de la famille nucléaire blanche et celle que les femmes s'occupent des enfants. Donc tout l'édifice est construit sur cette idée que les soins aux enfants, aux personnes âgées, à la communauté se font sans rémunération, dans l’intimité. Or depuis 1960, il est en panne et maintenant il est en crise complète.
Et puis la troisième chose, c'est que les fondateurs de nos systèmes de protection sociale pensaient qu'ils allaient résoudre le problème de la pauvreté. En fait, la pauvreté est de retour. Elle est aiguë. Nos sociétés sont plus inégales qu'avant. Nous avons également constaté que la pauvreté aujourd'hui est autant une question de relations que d'argent. Nous avons besoin d'argent, mais nous avons besoin de relations sociales. Et nous avons particulièrement besoin des liens que les sciences sociales appellent "passerelles", ce genre de liens qui nous relient les uns aux autres. Les personnes que vous connaissez vont définir le type de travail que vous obtenez, si vous progressez au travail, quel type de soins de santé vous recevrez, qui prendra soin de vous à la fin de votre vie...
L'idée était donc de travailler dans les communautés pour développer de nouvelles formes de soutien aux familles, aux adolescents, au travail, à la santé, et ensuite de prendre soin des personnes âgées. Et Radical Help est vraiment l'histoire du travail que nous avons construit, qui a une vision très différente de la façon dont nous continuons à grandir et à nous développer tout au long de la vie. Je raconte ces histoires. Certaines des expérimentations dont il est question consistent à remanier les services de l'État. D’autres sont en quelque sorte positionnées à l'extérieur de l'État.
Cela nous renseigne aussi sur les problèmes particuliers auxquels nous sommes confrontés dans le domaine de la culture.
Et je ne me souviens pas qui a dit que nous sommes confrontés aujourd’hui à une crise du toucher. Plus que jamais, il y a des gens qui ne sont jamais touchés par un autre être humain. Touchés physiquement. Et ce n'était pas un problème au début du XXe siècle, lorsque l'État-providence moderne a été conçu par Beveridge et d'autres.
Oui, c'est intéressant parce qu'il y a deux façons de parler de ce à quoi cela ressemble en pratique. Comme tu l’as dit, mon travail concerne le design. Nous avons besoin de designer les choses autrement. En tant qu'êtres humains, nous ne pourrons pas construire de meilleurs systèmes de soutien si nous n’intégrons pas cette idée du toucher, par exemple. Lentement mais sûrement, nous avons réduit notre humanité au contenu économique. Ce que j'essaie de faire dans mon travail, c'est en quelque sorte de redévelopper un système autour d’êtres humains entiers. Nous nous épanouissons lorsque nous pouvons nous toucher, lorsque nous pouvons nous identifier les uns aux autres, lorsque nous avons le temps de jouer, d'aimer, de vivre. Et toutes ces choses doivent être repensées et réintégrées.
Tu as mentionné Beveridge à l’instant. William Beveridge, en tant que personnage historique, est en fait célèbre dans le monde entier, du moins en Europe. Et même dans les écoles et les universités françaises, je me souviens avoir eu des cours, où on nous parlait de Beveridge et Bismarck et bien sûr, des deux systèmes de protection sociale. Beaucoup de gens qui pensent à l'État-providence connaissent son nom.
Peut-être que tu pourrais nous dire quelques mots sur ce personnage historique, parce que tu as écrit des pages fascinantes sur lui dans ton livre, et tu sembles être une experte sur Beveridge, y compris sur l'homme lui-même, et la façon dont il verrait peut-être les choses différemment aujourd'hui.
Il y a cette citation que tu as mentionnée : "Un moment révolutionnaire dans l'histoire du monde est un moment de révolutions, pas de rafistolage". C'est quelque chose qu'il a dit avant la création de l'État-providence moderne. En quoi cela s'applique-t-il aujourd'hui ? Que pourrait nous apprendre Beveridge aujourd'hui ? Parce qu'il est peut-être plus moderne qu’on ne le pense.
C'est intéressant. Jose Harris est la biographe de Beveridge et son travail est vraiment incroyable. Je ne fais que marcher sur ses pas. Je pense que ce qui est vraiment intéressant à propos de Beveridge, c'est qu'il est un non-conformiste. C'est une personne de la classe supérieure qui a fait des grandes études, étudié le latin et le grec à Oxford. Et puis sa première expérience a été d'aller travailler dans les colonies et à l'est de Londres.
Et grâce à cette expérience de terrain dans les années 1930, il a réalisé que sa conception du monde comportait des erreurs et d'énormes lacunes, et il a recommencé à réfléchir en commençant par la pratique. Et bien sûr, c'est très important pour moi, parce que mon propre travail commence par la pratique et tout part de là. Pour moi, les idées se forgent dans la pratique.
Bien sûr, l'État-providence était en gestation depuis des décennies, et les premières protections contre le chômage ont été élaborées dans les années 1930 dans l'East End, mais ce n'est qu'après la Seconde Guerre mondiale qu'elles sont devenues réalité.
L'autre chose qui est vraiment importante chez lui, c'est qu'il avait cette très grande vision. Il se posait de grandes questions sur la façon dont tout le monde pouvait s'épanouir dans ce monde. Et dans mon travail, j'essaie aussi d'encourager les gens à lever les yeux et à poser ces grandes questions.
Nous avons commencé à parler de la pandémie, et c'est le moment de faire de même, non pas pour réfléchir à la manière de reconstruire en mieux ou de remettre les choses en place, mais vraiment de lever les yeux et se demander de quoi les gens ont besoin pour s'épanouir dans ce siècle. Comment y réfléchir ?
Beveridge était de son temps et il a pensé à des plans. Il pensait vraiment qu'il pouvait écrire un rapport avec une couverture bleu pâle et que tout le monde ferait exactement ce qu'il disait. Il pensait qu'il pouvait commander le changement. Nous savons que le changement ne peut plus se faire comme ça. Et aussi, il n'est pas adapté au genre de problèmes auxquels nous sommes confrontés.
Ce qui est intéressant avec Beveridge, c’est bien qu’il soit surtout célèbre pour son premier rapport, il en a en fait écrit d’autres. On lui en doit trois. Le deuxième portait sur le travail et le troisième sur l'action sociale. Il s'inquiétait beaucoup d'avoir laissé de côté les relations entre les gens et la communauté car c'est là que se trouve le pouvoir de la créativité, le pouvoir de la persuasion. Or personne n'a lu ce rapport. Mais c'est le point de départ de mon travail. En fait, j'ai écrit un manifeste Beveridge 4.0 : à la fois comme si c’était le 4ème rapport (après les 3 de Beveridge) et comme un clin d'œil à la technologie. Ce manifeste invite à partir du troisième rapport plutôt que du premier. Que pourrions-nous créer si on partait de là ?
Donc Beveridge a en quelque sorte changé d'avis, et il s'est dit : "J'ai raté quelque chose. J'ai manqué quelque chose de très important en laissant de côté les relations humaines singulières et uniques dans le système". Mais pourquoi ces relations ont-elles été laissées de côté au départ ? Pourquoi le système a-t-il été conçu pour être anonyme, essentiellement pour être complètement dépourvu de singularités ? Pourquoi a-t-il conçu le système comme cela ?
C’est une très bonne question. Personne ne pose jamais cette question. Je pense que c'est pour deux raisons. D'abord, pour des raisons culturelles. Beveridge a travaillé avec les Webb à la LSE, et ils ont dit explicitement qu'ils ne faisaient pas confiance à l'homme de la rue, qu'il n'était qu'émotions et qu'il fallait ce genre de technocrate, de bureaucrate du gouvernement bien formé pour être réactif. Parce que sinon, on ne pouvait pas faire confiance aux gens. Je pense donc qu'il y avait cette idée du professionnel. Nous faisons toujours confiance aux professionnels, mais c'était d'une manière très extrême.
Et puis la deuxième chose, c'est que la forme organisationnelle reflète la production, dans une certaine mesure. C'était le début de l'ère de la production de masse. Il y avait une idée que ces mêmes types de formes - très intégrées verticalement, du haut vers le bas, quelqu'un au sommet décide et le fait passer à travers 20 couches… C'était la façon normale de s'organiser. Ainsi, lorsqu'ils en sont venus à concevoir, par exemple, un système de santé, ils ont pensé à l'organiser exactement de la même manière. Il ressemble littéralement à une chaîne de production d'usine, n'est-ce pas ? On vous donne le numéro, on vous met sur un lit, vous passez à travers les services, comme si vous étiez dans la Ford Motor Car Company.
Aujourd'hui, non seulement nous pensons différemment à l'ère des réseaux et du numérique, concernant la façon dont les choses peuvent être organisées. Mais nous constatons aussi que nos problèmes de santé, qui sont généralement des maladies chroniques (même en cette période de pandémie) ne peuvent pas être résolus dans ce genre d'usine.
Je dirais donc que cette façon de penser avait sa place à l'époque. Mais même à l'époque, Beveridge était plutôt libéral et il n'avait pas anticipé que l’aide aux chômeurs serait entièrement administrée par l’Etat. Il pendait que l’aide passerait par la société civile. Quand il a vu ça, il aurait dit : "Tout cela, franchement, me fait froid dans le dos.”
Cela veut dire que dès le début, finalement, il s'inquiétait de laisser les individus en dehors du système. Mais je pense qu’il y avait aussi cette sorte de confiance dans la modernité, dans l’idée qu’il était possible de construire des systèmes qui allaient tout régler. Et c'est une chose à double tranchant, parce que cela leur a permis d'avoir cette grande vision audacieuse. Mais d'un autre côté, ce n'était pas très personnel. Et maintenant, nous devons trouver une nouvelle vision, une vision qui nous relie vraiment les uns aux autres, à notre cœur et à notre âme.
Oui, cette vision, c’est celle d’une machine qui fonctionne parfaitement. Mais comme pour la production de masse, cela signifie que les gens doivent être des rouages (anonymes) de cette machine.
Exactement. Et je pense que nous pouvons voir maintenant que cette machine a vraiment été conçue pour fonctionner avec des rouages. Donc le système d'apprentissage consiste à produire de bons engrenages. Le système de santé devait réparer les parties de notre corps pour que nous puissions continuer à être un rouage.
Mais nous ne voulons plus de cette vie. Et de toute façon, si nous produisons des rouages, et c'est quelque chose sur lequel nous travaillons toutes les deux maintenant, ces rouages ne seront pas adaptés au nouveau travail qui s'annonce demain. Il faut vraiment partir dans des directions différentes.
Nous avons besoin de personnes capables d'innover, et non de personnes capables de reproduire des processus identiques encore et encore, ce qui est le travail d'un rouage.Mais il y avait cette chose positive, cette idée très positive que les services sociaux et de santé et tout ce qui pouvait être démocratisé, pouvaient être rendus accessibles à un grand nombre de personnes qui n'y avaient pas accès auparavant.
Et c'était cette idée qu'à travers les systèmes de production de masse, on pouvait les rendre complètement fiables et non pas comme les systèmes d’autrefois qui étaient faits de copinage. Donc probablement que cette idée de nier les individus a quelque chose à voir avec un rejet du népotisme et du copinage et de toutes les choses du passé, pour rendre les choses plus accessibles et plus démocratiques. Penses-tu qu'il y a un peu de cela aussi ?
Oui, je le pense. Et je pense qu'il est vraiment important d'en parler car je travaille avec un cadre de capacités et les relations en sont une partie importante. Mais je pense qu'il est vraiment important de réfléchir à cela quand on parle de l'importance des relations. Nous savons que l'expérience professionnelle favorise les amis, les enfants des personnes qui sont déjà bien connectées. Cela fait partie de la nature relationnelle du travail.
Mais ce que je défends dans mon travail, c'est que parce que les choses fonctionnent de cette façon et que c'est humain, cela peut aussi nous aider. Pour changer notre vie, il faut être en contact avec les autres. Sinon, on ne change rien. Mais nous devons alors avoir des systèmes qui peuvent réellement voir ces relations et les concevoir de manière équitable. Mon travail, les expériences dont je parle dans le livre, où nous avons aidé des personnes qui étaient éloignées du marché du travail à trouver du travail, consistait donc à créer des communautés de personnes actives, sans travail et entre deux, afin que, grâce à ces liens sociaux, les gens puissent passer à l'étape suivante.
Donc, comprendre comment cela fonctionne, rendre cela visible et ensuite rendre le positif accessible à tous, je pense que c'est ainsi que nous nous attaquons au pouvoir et à l'égalité. J’ai écrit dans mon document pour l'IIPP sur le bien-être 5.0, que bien sûr, il y avait cette idée que les systèmes étaient universels. Mais maintenant nous comprenons qu'ils ne l'étaient pas, qu'ils concernaient les familles blanches. Il ne s'agissait pas de penser aux immigrés, par exemple.
Nous avons embauché et nous continuons à embaucher au Royaume-Uni notre personnel de santé des pays du monde entier, sans penser que, par exemple, une infirmière formée en Zambie a coûté une fortune à l'État zambien. C'est donc toujours extrêmement complexe. Ce genre d'inégalités structurelles qui n'ont pas été traitées par l'État-providence, c’est encore quelque chose qu’il va falloir exposer.
C'est intéressant. Dirais-tu à cet égard que cette année a été une expérience gigantesque, une expérience sociale ? Je crois que tu as dit dans le Guardian, je te cite : "Le désir de se connecter et de prendre soin les uns des autres nous aidera à transformer l'État-providence pour relever les défis d'aujourd'hui". Peux-tu en dire plus à ce sujet ?
Oui. Je pense que nous avons d'abord vu les inégalités et les divisions flagrantes. Ensuite, nous avons vu, de manière très puissante, comment nous sommes tous liés les uns aux autres.
Nous vivons donc tous dans des sociétés où si quelqu'un a le COVID, nous sommes tous vulnérables. Nous ne pouvons pas nous isoler. Nous sommes devenus si divisés que certaines personnes ont pensé qu'elles pouvaient s’isoler, qu'elles pouvaient payer pour se sortir de n'importe quoi. Mais nous avons bien vu que cela ne fonctionne pas.
Je pense aussi que nous avons vu quelque chose de très intéressant dans la manière dont nous nous connectons les uns aux autres. C’est l'une des choses les plus essentielles que nous avons vues dans cette pandémie. Tout ce qui est vertical ne fonctionne pas, qu’il s’agisse du système de santé (basé sur le commandement et le contrôle) ou des grandes chaînes de supermarchés (centralisées) qui ne parvenaient pas à remplir leurs rayons lors du premier confinement, alors que les magasins locaux étaient bien approvisionnés.
Partout, on a vu que des organisations horizontales, enracinées localement, ont pu fonctionner alors que ces systèmes de masse ont échoué. Le Premier ministre a déclaré au début de la pandémie qu'il disposerait de cette force de volontaires. Je ne sais pas, tu vivais peut-être encore au Royaume-Uni quand cela s'est produit. Et il a demandé aux gens s'ils s'engageraient à aider le NHS. Des milliers, des centaines de milliers de personnes, je crois, ont rejoint ce service bénévole. Eh bien, pas une seule personne, pour autant que je sache, n'a été sollicitée.
Ce service de bénévolat n'a pas été utilisé par le NHS. En revanche, il y a eu des groupes WhatsApp, des villages ou des rues qui ont vraiment fonctionné. Dans ma rue, par exemple, nous savons exactement qui vit seul, nous savons qui a besoin qu'on lui apporte des médicaments, nous savons qui a besoin d'un repas.
Partout, en Europe et au-delà, aux États-Unis aussi, ces groupes WhatsApp sont utilisés par des groupes qui veulent aider. Nous avons donc constaté la réciprocité des relations. Personne ne veut être dans une sorte de service bénévole organisé verticalement où l’on ne vous connaît pas, et où on ne reconnaîtra pas votre contribution. Ce que les gens veulent, c'est être dans ce modèle beaucoup plus relationnel et local. C’est ce que les groupes WhatsApps ont produit. Ce n'est pas que dans ma rue.
Tout cela est essentiel pour organiser notre futur État providence. J'en parle, par exemple, dans mon expérience de soutien aux personnes âgées. Personne ne veut bénéficier d’un service après avoir été étiqueté comme “seul”. Les gens veulent simplement faire des choses avec les autres. Nous le faisons tous, à chaque étape de notre vie, avec des gens que nous aimons vraiment, qui aiment les mêmes choses que nous. Ce que nous avons vu, ce n'est pas seulement l'importance des relations, mais aussi que nous avons désormais une meilleure compréhension des relations qui nous soutiennent.
C'est intéressant, et il y a peut-être un mot économique qui est particulièrement pertinent. La pandémie a fait prendre conscience aux gens qu'il y a des externalités.
Oui.
Et c'est généralement un concept très abstrait. Mais soudain, il est rendu visible, nous le comprenons quand on explique ce qu'est une épidémie et comment elle fonctionne, que nos choix individuels n'ont pas seulement un impact sur nous et notre famille. Dirais-tu que c'est le cas ?
Oui, nous observons que notre société est focalisée sur l'efficacité – la production juste à temps.
Et cela non plus ne nous aide pas. Cela ne nous aide pas à savoir si nous avons de l'espace dans les systèmes, si nous avons le matériel dont nous avons besoin, si nous avons les économies dont nous avons besoin chez nous. A cet égard, il est révélateur que de grandes institutions – du FMI au Forum économique mondial en passant par le Financial Times – déclarent désormais qu’il est temps de repenser le capitalisme.
Je suppose que ma réponse est que nous devons repenser les systèmes sociaux, et pas seulement investir dans les anciens. Mais comment conduire ces deux chantiers simultanément ?
Une des réponses réside dans la conception. En 2005, tu as été élue designer britannique de l'année. Et tu as beaucoup parlé de design et tu continues à insister sur le fait que ce concept est essentiel dans tout ce que nous faisons. Peux-tu nous expliquer pourquoi il ne peut y avoir de succès sans lui et peut-être quelle est ta définition du design ?
Je pense que dans tout système, si nous travaillons de la même manière que nous avons toujours travaillé, nous obtenons la même chose que nous avons toujours eue. Je veux dire, il y a des sortes de proverbes anciens qui nous disent ceci, vous ne pouvez pas mettre du vin nouveau dans de vieilles bouteilles ou quoi que ce soit. Une grande partie de mon travail porte donc sur les méthodes, sur la réflexion sur la manière dont nous pouvons travailler différemment. Comment pouvons-nous entrer dans des systèmes pour les exposer et voir ?
Parce que beaucoup des problèmes avec lesquels nous travaillons dans le secteur social sont récurrents, ils sont têtus. Nous devons y réfléchir. Et aussi, ce qui est vraiment important pour mon travail, c'est de savoir comment faire entendre des voix différentes. Comment remettre en question les hiérarchies ? Comment faire en sorte que les voix des communautés, par exemple, ne soient pas seulement entendues, mais qu'elles le soient aussi bien que les voix des experts ?
Cela m'amène donc à concevoir à un seul niveau, juste parce que cela offre une manière visuelle de travailler, cela offre un potentiel pour ouvrir des conversations. Je veux dire que la plupart des questions de bien-être à un certain niveau sont honteuses. Une partie de Radical Help est l'idée que nous avons tous besoin d'aide. Mais dans les moments où j'ai besoin d'aide, je ne veux jamais en parler. La plupart d'entre nous sommes comme ça. Il nous faut donc des moyens différents pour exprimer nos besoins.
Je pense donc que le design est vraiment important. Je travaille de manière très visuelle et je travaille avec les concepts de capacité d'Amartya Sen avec les familles, par exemple. Si j'y vais et que je donne une conférence sur Amartya Sen, personne ne sera intéressé. Mais si j'ai des visuels et des techniques pour explorer cela, tout le monde est soudain vraiment intéressé et nous utilisons en fait des mesures de capacités dans notre travail. Et je raconte dans le livre comment les premières familles avec lesquelles nous avons travaillé, des familles confrontées à des problèmes d'endettement incroyablement complexes, ainsi que des enfants non scolarisés et ainsi de suite, ont pris les mesures, les mesures de capacité et les ont immédiatement retravaillées parce qu'elles étaient visuelles et qu'elles les comprenaient.
Ces familles se sont dit : “Non, non, ce n'est pas bien. Nous devons faire les choses un peu différemment”. Donc je ne pense pas qu'Amartya Sen imaginait que c'est ce qui se passerait avec son travail. Mais une fois que tu commences à exploiter son travail de façon visuelle, ça change tout. Je pense donc que c'est essentiel. Et je dirais aussi à propos du design, je le vois comme une forme d'espéranto. Lorsqu’on travaille avec des gens de milieux très différents, le genre de problèmes complexes auxquels nous sommes confrontés nécessite un travail interdisciplinaire.
Et puis nous avons besoin d'un langage commun, d'un processus que nous pouvons faire avancer. Et puis l'autre chose que je dirais... Il y a tant de choses que je pourrais dire sur le design. Mais l'autre chose, c'est que la plupart d'entre nous, qui ont été dans des institutions d'élite, ont appris à analyser. On nous a appris à voir un problème et à le décomposer en ses différentes composantes. C'est ce que j'ai appris. Ce que l'on ne nous apprend pas à faire, c'est comment intégrer quelque chose dans quelque chose d'autre.
Et nous voyons cela dans nos systèmes. Nous comprenons très bien tous les problèmes, mais nous sommes très faibles quand il s'agit de construire quelque chose d'autre. Et j'ai l'impression que les gens qui ont été traditionnellement formés dans les domaines de la conception et de la fabrication de toutes sortes, ce qui n'est pas mon cas, ont dû apprendre depuis, et je réussis mieux aujourd’hui à construire les besoins. Et puis la quatrième chose que je dirais, c'est que le design a cette affinité avec la technologie, que les designers travaillent sur l'interface entre l'homme et la technologie.
Et dans l'ère actuelle, c'est vraiment important dans le travail que je fais. Pour donner un exemple très simple, les services du passé sont toujours chiffrés en fonction des coûts fixes, du nombre de bâtiments dont nous avons besoin, du nombre de fourgons dont nous avons besoin pour transporter les gens. Si on se met à considérez tout cela avec une perspective différente, alors on arrive à des conclusions différentes : il y a là une communauté, avec des ressources qui peuvent être mutualisées, et toutes ces personnes qui peuvent s’aider les unes les autres.
Si tu enlèves les coûts fixes de ces services obsolètes, qui sont de l'ordre de 90 %, il y a la possibilité de réfléchir à la façon dont on peut utiliser les ressources disponibles au service d’objectifs qui tiennent à coeur aux individus : des connexions entre eux, un soutien instantané quand quelque chose va mal. Je ne parle donc pas ici de la technologie comme d'une application qui pourrait être utile, mais de la technologie comme d'un état d'esprit et d'une analyse de rentabilité pour repenser ces valeurs.
Je pourrais donc dire tellement de choses sur le design, mais je pense que la fabrication, la pratique, la construction du nouveau est vraiment importante.
Est-ce un problème de conception que tous ces volontaires qui se sont inscrits lorsqu'ils ont été appelés, n'ont pas été utilisés par le système ?
Eh bien, c'est intéressant. Je pense que c'était un problème de compréhension, de compréhension culturelle et, bien sûr, de conception. Je veux dire que j'y suis arrivé par l'anthropologie, par le travail ethnographique, ce qui signifie que tout le travail que je fais commence par me tenir aux côtés des gens et comprendre leur vie. Et je dis toujours que lorsque je travaille avec des professionnels et des systèmes, c'est que très souvent nous pensons faire un travail participatif.
Nous pensons que nous travaillons avec des communautés, mais ce n'est pas le cas. Nous avons pris les problèmes encadrés par les institutions dans lesquelles nous travaillons, disons le service de santé. Et puis nous allons à la communauté. Nous leur disons : “Comment pourriez-vous nous aider à réparer le service de santé ? Que pensez-vous du service de santé ?” Mais en fait, la communauté veut quelque chose de complètement différent et comprend que la santé est faite d'une manière complètement différente, mais il n'y a pas de possibilité d'avoir cette conversation. Je pense donc que le malentendu dans le service volontaire était juste un manque de compréhension de ce qui me permet d'aider, parce que nous n'écoutons pas de cette façon le niveau de la communauté.
L'autre chose que je dirais à propos du processus concerne l'intention de l'outil et entre les mains de qui cet outil est placé. Je dirais que le processus de conception entre mes mains avec mon intention est très différent de si McKinsey avait pris les mêmes outils et les avait utilisés pour rendre le National Health Service plus efficace. Toutes les sociétés de conseil constituent opèrent maintenant des services de conception, mais avec une perspective très différente.
Quels sont, selon toi, les grands principes ou les grandes idées de conception sur lesquels nous devrions insister pour que le changement social soit rendu possible ?
J'ai mis au point un ensemble de principes de conception. Il y en a un dans Radical Help, mais aussi dans le document Welfare 5.0. Et je joue beaucoup avec ces principes parce que je pense qu'ils sont la version moderne du schéma directeur, que les principes peuvent être pris et réinventés et refaits. C'est comme un modèle de robe. Nous pouvons tous les deux avoir le même modèle de robe et nous allons sur nos marchés locaux et nous trouvons différents tissus et nous le fabriquons pour nous ou pour notre forme corporelle.
Et c'est ainsi que nous devons penser. Mais je pense que le premier principe est de penser à l'être humain dans son ensemble. Si nous voulons nous épanouir, nous avons besoin d'un ensemble de capacités très variées et pas seulement d'être un rouage du système. Il s’agit de jouer, d'apprendre continuellement, pas d’une sorte d'apprentissage par cœur. Et il s'agit de nos relations.
Cela nous amène à la deuxième chose, à savoir que les systèmes sociaux doivent viser à développer ces capacités. Ce qui bouleverse complètement la culture actuelle, qui consiste à réparer ce qui est cassé. Et puis la troisième chose que j'explore, c'est ce qu'est l'économie sociale. Quel est le contexte dans lequel doivent fonctionner les organisations qui peuvent réaliser ce travail ? Car la façon dont nous mesurons actuellement, le type d'incitations actuelles, tout cela va dans la mauvaise direction.
On peut soit penser aux fonds spéculatifs qui possèdent des maisons de retraite, qui sont essentiellement des entreprises immobilières, ce qui a un effet très néfaste sur les soins. Ou bien le travail que je fais avec les professionnels que je décris, par exemple dans mon travail familial, où les professionnels sont limités par les systèmes dans lesquels ils doivent travailler. Dans le travail familial, il suffit de supprimer les systèmes et de dire aux professionnels : c’est vous savez, faites comme vous l’entendez.
Et puis nous devons le faire par la pratique. Nous devons penser à une approche locale. Ce n'est pas que le centre n'ait plus d'importance, mais nous devons procéder à un réalignement.
Et arrêter de séparer les gens qui pensent et ceux qui exécutent.
C'est la pratique, exactement. Je veux dire, nous avons ces hiérarchies. L'idée que la conception est plus importante et que les gens qui font sont moins importants. Encore une fois, revenons à la pandémie, c'est quelque chose que nous avons vu. Qui sont les travailleurs essentiels ? De qui dépendons-nous vraiment ? Pas les personnes que nous aurions pu imaginer. Nous devons encore nous battre pour que cela se traduise un jour par des salaires décents. Mais au moins, nous avons tous vu les livreurs, les manutentionnaires, les soignants dont nous dépendons tous.
Absolument. Tu as parlé de Welfare 5.0, qui est le travail que tu conduis actuellement. Et ton projet pour 2020 était lié à l'avenir du travail, comme tu l’as expliqué. Tu voulais explorer de nouvelles formes d'organisation des travailleurs, à quoi pourraient ressembler de nouveaux syndicats, comment les gens peuvent se connecter et négocier collectivement ou mieux organiser leur travail.
Tu as parlé de la partie de ce chantier qu’il est maintenant impossible de mettre en oeuvre. Et pourtant, au début de la pandémie, tu as dit que tu voulais faire plus de ces ateliers en ligne et continuer le travail quand même. C'était donc certainement numérique et virtuel.
Quelles leçons tires-tu de cette expérience ? Je suis sûr que tu as beaucoup appris.
Je n'ai pas encore mis mes ateliers en ligne. J'ai réalisé que je ne pouvais pas les mettre en ligne pour deux raisons. La première, c'est que même si je travaille avec du matériel visuel, comme je le décrivais, l'apprentissage dans les ateliers est constitué par les conversations que les groupes ont entre eux. L'autre chose, c'est que j'ai quatre catégories de travailleurs avec lesquels je travaille pour explorer le futur du travail, et certaines des catégories qui me tenaient particulièrement à coeur lorsque la pandémie a frappé sont les travailleurs qui n’ont pas vraiment accès à Internet.
Dans ces conditions, mon travail pendant la pandémie a consisté à aider les collectivités territoriales à réfléchir à la manière dont elles pourraient mettre en œuvre les idées de Radical Help, parce que soudain, les gens ont vu que les règles n’étaient plus les mêmes. Et cela a été vraiment, vraiment passionnant. Mais pour revenir à ta question initiale, oui, cette année, je me suis concentrée sur le travail et sur les catégories qui me tiennent à coeur.
J'ai donc travaillé avec des travailleurs de l'industrie du spectacle, des travailleurs mal payés, au salaire minimum ou en dessous. Une grande partie de mon travail concerne la transition écologique et j'ai vraiment vu l'importance de cette question. Je m'intéresse beaucoup aux travailleurs qui occupent des emplois bien rémunérés qui n'existeraient pas si nous avions une transition verte. Et qu'allons-nous réellement offrir pour aider les gens ? Et puis j'ai cette autre catégorie que j'appelle l'artisan numérique.
Il s’agit de gens instruits, qui ont généralement des entreprises numériques, mais qui n'ont aucun lien avec les archétypes existants d'hypothèques, de prêts. Et nous avons vu dans cette pandémie au Royaume-Uni que ce sont ce qu'ils appellent les exclus du Royaume-Uni. Ils se sont réunis, le Royaume-Uni exclu, parce qu'ils ne peuvent pas non plus obtenir de prêts garantis par l’Etat britannique – parce que bien qu'il s'agisse de la partie de l'économie qui connaît la plus forte croissance, c'est quelque chose que nous ne voyons pas car ces activités ne rentrent dans aucune case.
Donc, avec ces quatre groupes de travailleurs, je leur ai demandé non pas ce qu'est un bon travail, mais ce à quoi ils pensent qu'une bonne vie professionnelle ressemblerait. Et puis je leur ai demandé de concevoir, j'ai donné aux différents groupes une feuille de papier blanc et je leur ai demandé de concevoir le travail réel. Et cela a été extrêmement riche. J'ai hâte d'y revenir et de terminer le travail. C'est très intéressant de voir comment des thèmes très, très communs se retrouvent.
Par exemple, dans les formes actuelles d'organisation du travail, les syndicats sont généralement organisés verticalement, tout comme le système productif ! Ils ressemblent à des systèmes de fabrication. Et vous avez des soudeurs dans un système et des pilotes de ligne dans un autre système. Bien sûr, ce qui doit se passer, et ce que tout le monde reconnaît, c'est qu'ils veulent une réorganisation locale, afin que les gens puissent en quelque sorte apprendre sur différentes compétences et se connecter ensemble à travers différents silos.
Et le thème de la transition dont j'ai parlé est quelque chose qui se développe par le travail pratique. J'ai donc commencé avec l'idée de ce que nous devons faire pour penser à la transition écologique, pour penser à la transition technologique. Mais un autre thème important qui ressort de mon travail est que les gens eux-mêmes réfléchissent à la transition par eux-mêmes, parce qu'il s'agit d'une vie professionnelle, de leur propre vie. Et il y a une énorme demande pour ne pas penser au travail comme une sorte d'activité linéaire, la formation, le travail scolaire, la retraite, d'une manière qui est vraiment radicale et qui va au-delà de ce à quoi j'avais pensé.
Les gens veulent donc vraiment bouleverser l'idée du temps de travail en usine, de la journée de travail. Ils veulent reconsidérer le nombre de jours de travail. Ils veulent changer la façon dont les vacances sont prises. Ils veulent transformer, comme nous le faisons tous, la façon dont l'apprentissage s'intègre au travail et la façon dont nous utilisons tous notre temps au travail et en dehors du travail et la façon dont nous nous déplaçons au travail et en dehors du travail. C'est vraiment, vraiment riche, la façon dont les gens veulent tout changer sur ces fronts. Et je pense que c'est quelque chose de très riche à explorer à l'avenir.
C'est intéressant, j'ai récemment interviewé Andrew Scott, qui est l'auteur avec Lynda Gratton du livre The New Long Life – et, avant cela, de The 100-Year Life.
Oui, je l'ai lu, j'ai acheté le livre. C'est très intéressant !
Et il dit que nous sommes passés de cette vie en trois étapes où le modèle consistait à étudier, puis à travailler, puis à prendre notre retraite. Tout cela était linéaire et toutes nos institutions ont été construites autour de cette linéarité.
Mais nous vivons actuellement une révolution démographique et beaucoup d'autres changements qui nous obligent à faire face à une vie en plusieurs étapes où, exactement comme tu l’as dit, cette façon linéaire de voir les choses ne fonctionne plus. Et en fait, cela m'amène à une autre question que je voulais te poser, à savoir la question des femmes. Parce que la plus grande exception à cette linéarité de la vie en trois étapes, c’est en fait le fait de prendre soin des autres !
Oui, c'est exactement cela. Les femmes n'ont en fait jamais participé à ces trois étapes de leur vie parce que celles qui ont eu des enfants ont eu une étape supplémentaire dans leur vie et celles qui ont des parents à charge aussi. La plupart des femmes qui prennent soin des autres ne se sont jamais conformées à ce modèle de vie en trois étapes. Et cela a été particulièrement visible cette année. Et tu l’as mentionné d’ailleurs : le système imaginé par Beveridge a été mis en place précisément avec l'idée qu'une grande partie des soins reposait sur le travail non rémunéré des femmes.
Et c'est particulièrement dramatique aujourd'hui avec ce qu'on appelle même la "she-cession". Les femmes sont les plus touchées par la crise actuelle, et tout particulièrement au Royaume-Uni, avec des pertes d'emploi, des inégalités croissantes et une augmentation du travail de soin qui n'est pas reconnu. Quel est ton point de vue sur cette question particulière et as-tu rencontré de nouvelles formes d'organisations qui semblent pertinentes pour s'attaquer à la crise ?
Pour moi, il s’agit de réconcilier le soin et le travail. Je ne dis pas que la situation des femmes était excellente avant la révolution industrielle, mais le fait de prendre soin des autres n’y était pas incompatible avec le travail.
Mais je dirais que si le week-end est le gain totémique de la révolution de la production de masse, bien que même cela soit un peu en perte de vitesse, l'idée que le temps libre est concentré sur deux jours de la semaine. Je pense qu’aujourd’hui, il faut réintégrer le fait de prendre soin des autres dans notre vie quotidienne. Nous ne pouvons plus avoir une vie linéaire, marquée par une sorte d'attente normative, parce que nous devons être capables de prendre soin les uns des autres, de nous-mêmes, sans attendre le weekend. Il s’agit de nos amis, de nos enfants, des personnes âgées de notre entourage.
Nous devons donc réfléchir à la manière dont nous allons intégrer ces deux éléments ensemble. Et je pense que nous en sommes à un stade très, très précoce. Je suis mitigée quant à cette she-cession : je ne sais pas trop quoi en penser parce qu'une partie de moi se sent en quelque sorte heureuse qu'au moins cela ait été rendu visible. D'un autre côté, je suis très inquiète : par exemple, au Royaume-Uni, tant de services de garde d'enfants qui étaient déjà précaires ont disparu.
Nous savons que, dans ces conditions, certaines catégories, les jeunes et les femmes, auront moins de chances de retrouver un emploi. Je pense donc que nous avons reculé de manière vraiment effrayante. En même temps, les idées qui m’importent sont celles qui m’ont été inspirées par les travailleurs que je côtoie au quotidien : ainsi des travailleurs du bâtiment, qui ont des idées assez arrêtées sur la non-linéarité parce que leur corps les abandonne – leur travail est physiquement trop dur.
Et pourtant, ils ne veulent pas pour autant prendre leur retraite ni être soignés avant les autres sous prétexte que leur corps les a lâchés. Je pense donc que nous voyons ces idées émerger, et plus nous pouvons leur donner une voix, plus nous pouvons réfléchir à la manière dont nous nous intégrons. Nous savons qu'il y a des innovations vraiment passionnantes où les gens ont mis en place des formes de recrutement très différentes, par exemple, où les femmes qui ont des priorités en matière de soins sont privilégiées et en leur donnant plus de flexibilité, elles se révèlent beaucoup plus productives et, bien sûr, beaucoup plus loyales.
Je pense que nous en sommes aux premiers stades de la réflexion sur la manière dont nous intégrons ces travailleurs qui refusent de renoncer à prendre soin des autres. Le point de départ est simplement de penser qu'en tant qu'humains, c'est important, que la bienveillance n'est pas seulement quelque chose qu’il faut faire même si c’est ennuyeux. C'est très différent : la bienveillance est ce qui fait de nous des êtres humains, elle sous-tend les liens que nous tissons les uns avec les autres. Cela revient donc à mon idée du type d'humain intégral autour duquel nous devons concevoir.
C'est intéressant. Qu’est-ce que 2021 réserve aux travailleurs au Royaume-Uni ? Il n’y a pas que la pandémie, il y a aussi le Brexit qui est sur le point de devenir enfin une réalité, une réalité concrète, tangible. Qu'en penses-tu ? Qu'est-ce que cela pourrait signifier pour les travailleurs britanniques ?
Je ne sais pas. De mon point de vue, la situation est extrêmement préoccupante. Nous savons que beaucoup, beaucoup de gens vont perdre leur travail.
Nous savons que nous avons une sorte de système d'aide sociale qui est en panne et avec lequel il est en réalité impossible de survivre. Il y a eu un léger regain du soutien apporté par les services sociaux pendant la pandémie, mais en mars, ou du moins au printemps, je pense, ce regain va s'arrêter. Je pense donc que c'est vraiment, vraiment inquiétant. Et je pense qu'il y a un tel schisme dans notre pays, géographique et basé sur les revenus, que les personnes au pouvoir ne comprennent pas ce que cela signifie vraiment pour les familles en Grande-Bretagne.
Je veux dire, pour vous donner un exemple, à travers la pandémie, j'ai travaillé virtuellement dans des communautés où la plupart des enfants vivent dans des familles sans Internet. Or en juin, dans tout le pays, chaque enfant va passer le même examen d'État, qu'il soit un enfant de classe moyenne avec un ordinateur portable et accès à Internet ou un enfant qui n'a pas été scolarisé et n’a accès à rien.
Le problème est donc profond, n'est-ce pas ? Parce que c'est une génération qui va finir par intégrer la population active. Elle est déjà confrontée à des problèmes immédiats de faim, d’endettement, de manque de travail. Il y a des problèmes plus profonds concernant la formation de la main-d'œuvre. Et pour moi, la troisième question est celle de l’occasion manquée. Soit nous engageons enfin la transition écologique, soit notre planète est condamnée. C'est donc une occasion unique de penser à la transition à l’échelle de chaque secteur. Par exemple, nous n’avons pas assez de travailleurs pour prendre soin des autres, mais en même temps nous avons du personnel navigant cloué au sol car les avions ne volent plus. Or ces travailleurs, les hôtesses de l’air et les stewards, sont des spécialistes du soin ! Pourquoi ne les aide-t-on pas à se reconvertir de façon à prendre soin des autres là où il y a des besoins ?
Nous avons des universités qui font faillite, mais nous avons tellement de gens qui doivent et veulent retourner à l'université mais qui n'en ont pas les moyens, surtout les femmes, bien sûr. Ce sont les femmes qui n'ont jamais les revenus ou la possibilité de se recycler, ou qui sont toujours en bas de l'échelle. Je pense donc que c'est là que se situe la vision d'ensemble. Faute de cette vision de ce que pourrait devenir notre économie et de la façon dont nous pourrions exploiter cette crise, je suis très pessimiste.
Je voudrais t’interroger sur l'IIPP, l'Institut de l'innovation et de l'utilité publique de l'UCL, car tu y es professeure honoraire depuis plus d'un an maintenant. J'ai interrogé Mariana Mazzucato à ce sujet il y a quelques semaines, mais peux-tu nous dire toi aussi en quoi consiste ton travail là-bas et comment l'IIPP pourrait contribuer à résoudre certains des problèmes que tu as décrits et nous aider à concevoir de nouvelles solutions ?
Quand je regarde les révolutions technologiques, je pense qu'il y a quatre catégories de personnes qui sont vraiment cruciales pour porter ces changements. La société civile organisée, y compris le mouvement syndical ; ce que j'appelle les nouveaux capitaines d’industries – les chefs d'entreprise qui voient les choses différemment ; les pouvoirs publics, bien sûr – nous n'avons pas parlé de l'État, mais il joue un rôle d'encadrement critique ; enfin, ceux que j'appelle les intellectuels organiques.
Je veux dire cela, un peu à la façon de Gramsci, je ne pense pas que les intellectuels sont tous à l’université. Je pense qu'en période de changement, il est important que nous puissions raconter de grandes histoires sur ce qui pourrait advenir, pour en quelque sorte déterminer la direction du voyage. Bien sûr, Mariana travaille avec son innovation axée sur la mission. Nous pouvons donc raconter ces grandes histoires, qui ne sont pas seulement des histoires, mais qui sont ancrées dans une sorte de fondement intellectuel absolu et rigoureux. Mais elles dépassent un peu la technocratie et peuvent donner forme à des choses radicalement nouvelles. Je pense que ce qui est vraiment passionnant dans le travail de l'IIPP, c'est qu'il a la capacité de raconter cette histoire.
Mon travail là-bas porte évidemment sur l'économie, et Mariana travaille beaucoup sur les fondements économiques. Et mon travail consiste vraiment à réfléchir, dans cette nouvelle économie, dans cette nouvelle orthodoxie économique dont Mariana fait partie, à ce qu'est le contrat social. C’est tout l’objet du chantier Welfare 5.0. Et l'autre chose que je fais là-bas, c'est que j'enseigne aux étudiants de master – une autre mission importante.
C'est quelque chose qui me tient à cœur parce que cela revient à la question que tu m’as posée plus tôt au sujet du design : il est très important de former les cadres du secteur public au design. Pour cela, nous avons mis en place un programme de master très international, Amérique latine, Europe, etc. Si ces diplômés ne sont pas capables de relever les défis d'une manière différente et de travailler d'une autre manière, alors cette nouvelle génération ne pourra pas réussir.
Je pense donc que faire partie de l'équipe d'enseignants là-bas est une extraordinaire opportunité. Par ailleurs, j'ai besoin d’une bibliothèque pour travailler, et l’IIPP m’y donne accès !
Excellent. Merci beaucoup, Hilary, pour le temps que tu as passé avec moi. C'était une conversation vraiment fascinante et j'ai hâte d'en avoir une autre dans quelques mois.
Ce serait merveilleux, Laetitia, c'est tellement agréable de te parler. J'admire beaucoup ton travail d’écriture et de diffusion des idées. Merci beaucoup de m'avoir reçue.
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(Générique : Franz Liszt, Angelus ! Prière Aux Anges Gardiens—extrait du disque Miroirs de Jonas Vitaud, NoMadMusic.)
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