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Mettons du design dans nos services publics
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Chaque lundi nous vous envoyons à la fois un “Édito”, une interview avec un·e invité·e passionnant·e (francophone ou non) et quelques informations pour mettre la semaine à venir en perspective et rappeler les contenus mis en ligne la semaine précédente.

À l’agenda aujourd’hui 👇

  • Mon “Édito” sur le design dans les services publics 👆

  • Hilary Cottam sur la réinvention du contrat social

  • Nos conversations à venir cette semaine

  • Ce que vous avez peut-être manqué la semaine dernière

La gestion de cette pandémie montre à quel point notre système de santé et notre protection sociale, héritages précieux du XXe siècle, sont encore gérés comme au siècle dernier : de manière standardisée et rigide. En temps de pandémie, la bureaucratie organisée comme il y a 70 ans fait des malheureux : les règles sont parfois perçues comme absurdes car elles font fi des situations particulières, des individus et des relations humaines qu’ils entretiennent dans des réseaux uniques ; et tout le monde sent intuitivement que l’on pourrait faire mieux. Qu’il s’agisse de soigner, de limiter la contagion, de soutenir économiquement ou encore de vacciner, on se heurte à toutes les limites d’une organisation pensée pour un autre monde.

Les grands principes énoncés dans le fameux rapport Beveridge, publié en 1942, ont joué un rôle essentiel dans la construction des États-providence du XXe siècle, bien au-delà du Royaume-Uni qui l’a vu naître. Mais on pensait que ces services et protections ne pouvaient être démocratisées et généralisées qu’en niant (anonymisant) les individus et les relations humaines singulières qu’ils entretiennent dans leur famille et leur communauté. Sans doute y avait-il chez les travaillistes britanniques comme chez les communistes français qui ont inspiré notre Sécurité sociale, cette idée que les relations singulières sont quelque chose de fondamentalement « injuste », comme le népotisme à l'œuvre dans la reproduction du pouvoir.

La révolution numérique et le changement de paradigme qu’elle a provoqué doivent nous faire voir les choses autrement. Nous avons des problèmes nouveaux et des moyens nouveaux d’organiser les solutions pour les régler. Les moyens numériques permettent de personnaliser, d’apparier les individus par le biais des algorithmes devenus omniprésents. La Toile rend visibles les réseaux d’interactions qui nous soutiennent et nous définissent. 

À certains égards, on pourrait dire qu’Hilary Cottam, entrepreneuse sociale, designer et professeure à l’IIPP (Institute for Innovation and Public Purpose) lancé par Mariana Mazzucato à UCL, poursuit le travail de Beveridge. Dans son livre Radical Help: How we can remake the relationships between us and revolutionise the welfare state (2018), elle explique comment on pourrait aujourd’hui transformer l’éducation, la santé, les services sociaux en mettant à profit les communautés qui nous entourent, en « itérant » et adaptant de manière collective les différentes formes de soutien qui nous sont nécessaires « du berceau au tombeau ». Immergée dans différentes communautés, Hilary utilise les principes du design :

Mon travail concerne le design. Nous avons besoin de designer les choses autrement. En tant qu’êtres humains, nous ne pourrons pas construire de meilleurs systèmes de soutien si nous n’intégrons pas cette idée du toucher, par exemple. Lentement mais sûrement, nous avons réduit notre humanité au contenu économique. Ce que j’essaie de faire dans mon travail, c’est en quelque sorte de redévelopper un système autour d’êtres humains entiers. Nous nous épanouissons lorsque nous pouvons nous toucher, lorsque nous pouvons nous identifier les uns aux autres, lorsque nous avons le temps de jouer, d’aimer, de vivre. Et toutes ces choses doivent être repensées et réintégrées.

La « démarche de conception par le design » est bien connue du monde des startups. Popularisée à Stanford dès les années 1980, elle a provoqué des changements profonds dans notre manière de travailler. C’est autour de la personne de Rolf Faste, professeur à Stanford, que le design a conquis la Silicon Valley, autour de l’idée qu’il fallait résoudre les problèmes en partant de la perception des besoins de la personne dans son ensemble. Aujourd’hui, les ressources, livres et experts du sujet ne manquent pas. Il est temps de s’approprier cette démarche pour transformer nos services publics de manière à affronter les défis d’aujourd’hui et de demain. Hilary Cottam et l’IIPP sont des sources d’inspiration.

👉 Découvrez ci-dessous quelques extraits de la transcription en français de ma conversation avec Hilary. La transcription intégrale, quant à elle, est réservée à nos abonnés. Et pour ceux qui souhaitent écouter la version originale en anglais, rendez-vous sur Building Bridges !

Comment réinventer notre contrat social ? (transcription intégrale en français de l’interview de Hilary Cottam et note de lecture sur son ouvrage Radical Help)—réservé aux abonnés.

Pandémie : les défis de l'école (conversation “À deux voix”)—réservé aux abonnés.

Pour en finir avec l'opposition public/privé (conversation “À deux voix”)—réservé aux abonnés.

Notre vision de l’âge tue (Édito par moi & extrait de l’interview d’Andrew Scott)—accessible à tous.

Innover dans les services publics (interview de Sébastien Soriano)—accessible à tous.

L’État entrepreneur (transcription intégrale en français de notre interview de Mariana Mazzucato)—réservé aux abonnés.

L’idée de base de ton livre Radical Help, c’est que pour repenser l'État-providence, il faut un nouveau modèle. Au cœur de cette nouvelle façon de penser se trouvent nos relations humaines et la force des communautés. La dynamique de changement est-elle plus forte maintenant ? 

Radical Help, c’est l'histoire de 10 ans d'expérimentations et de recherche sur la façon dont nous pourrions concevoir un État providence du berceau à la tombe. Nous avons cet État providence conçu par William Beveridge dans l'après-guerre. D'une manière typiquement britannique, nous avons exporté notre modèle dans le monde entier. Et évidemment, en Allemagne, il est différent de celui de l'Italie, mais les grands principes de ces institutions et la façon dont elles fonctionnent dans le monde occidental sont assez similaires.

Ce cadre a complètement transformé la vie en Grande-Bretagne. Je suis convaincue depuis des décennies que ce système a atteint son terme. Il commençait déjà à s'effilocher. Et cela pour au moins trois raisons. Tout d'abord, nous sommes confrontés à des problèmes différents. Par exemple, l'adolescence comme concept, cela n'existait même pas quand notre Etat-providence a été conçu. Maintenant, nous savons grâce aux neurosciences que cette période est incroyablement importante pour le développement de millions de connexions neurales. Si quelque chose tourne mal dans la petite enfance, c'est une chance de se redévelopper. Mais en termes de soutien social, nous ne pensons pas du tout de cette manière car nos systèmes sont divisés par groupes d'âge rigides.

La première chose, c’est donc de comprendre que nous faisons face à des défis nouveaux, démographiques, écologiques de nature différente. Ce n'est pas seulement qu'ils n'ont pas été prévus, mais c’est aussi qu’il faudrait travailler avec les gens de manière différente. Il s'agit de travailler de manière relationnelle. Or nos services n'ont pas été conçus pour ça. 

La deuxième chose, c'est le contexte culturel et technologique. Nous vivons une révolution technologique qui a tout changé, de la façon dont nous élevons nos enfants à la façon dont nous dormons, dont nous travaillons. Je suppose que l'élément critique ici, c’est que les systèmes de protection sociale ont été conçus autour de l’idée de la famille nucléaire blanche et celle que les femmes s'occupent des enfants. Donc tout l'édifice est construit sur cette idée que les soins aux enfants, aux personnes âgées, à la communauté se font sans rémunération, dans l’intimité. Or depuis 1960, il est en panne et maintenant il est en crise complète. 

Et puis la troisième chose, c'est que les fondateurs de nos systèmes de protection sociale pensaient qu'ils allaient résoudre le problème de la pauvreté. En fait, la pauvreté est de retour. Elle est aiguë. Nos sociétés sont plus inégales qu'avant. Nous avons également constaté que la pauvreté aujourd'hui est autant une question de relations que d'argent. Nous avons besoin d'argent, mais nous avons besoin de relations sociales. Et nous avons particulièrement besoin des liens que les sciences sociales appellent "passerelles", ce genre de liens qui nous relient les uns aux autres. Les personnes que vous connaissez vont définir le type de travail que vous obtenez, si vous progressez au travail, quel type de soins de santé vous recevrez, qui prendra soin de vous à la fin de votre vie...

L'idée était donc de travailler dans les communautés pour développer de nouvelles formes de soutien aux familles, aux adolescents, au travail, à la santé, et ensuite de prendre soin des personnes âgées. Et Radical Help est vraiment l'histoire du travail que nous avons construit, qui a une vision très différente de la façon dont nous continuons à grandir et à nous développer tout au long de la vie. Je raconte ces histoires. Certaines des expérimentations dont il est question consistent à remanier  les services de l'État. D’autres sont en quelque sorte positionnées à l'extérieur de l'État.

Et puis nous sommes confrontés aujourd’hui à une crise du toucher. Plus que jamais, il y a des gens qui ne sont jamais touchés (physiquement) par d’autres êtres humains. Cela n'était pas un problème au début du XXe siècle lorsque l'État-providence moderne a été conçu par Beveridge.

Oui. Comme tu l’as dit, mon travail concerne le design. Nous avons besoin de designer les choses autrement. En tant qu'êtres humains, nous ne pourrons pas construire de meilleurs systèmes de soutien si nous n’intégrons pas cette idée du toucher, par exemple. Lentement mais sûrement, nous avons réduit notre humanité au contenu économique. Ce que j'essaie de faire dans mon travail, c'est en quelque sorte de redévelopper un système autour d’êtres humains entiers. Nous nous épanouissons lorsque nous pouvons nous toucher, lorsque nous pouvons nous identifier les uns aux autres, lorsque nous avons le temps de jouer, d'aimer, de vivre. Et toutes ces choses doivent être repensées et réintégrées.

Peut-être que tu pourrais nous dire quelques mots sur ce personnage historique qu’était William Beveridge, parce que tu as écrit des pages fascinantes sur lui dans ton livre. Comment verrait-il les choses aujourd'hui ?

Jose Harris est la biographe de Beveridge et son travail est vraiment incroyable. Je ne fais que marcher sur ses pas. Je pense que ce qui est vraiment intéressant à propos de Beveridge, c'est que c’était un anti-conformiste. C'est une personne de famille aisée qui a fait des grandes études, étudié le latin et le grec à Oxford. Et puis sa première expérience a été d'aller travailler dans les colonies et à l'est de Londres.

Et grâce à cette expérience de terrain dans les années 1930, il a réalisé que sa conception du monde comportait des erreurs et d'énormes lacunes, et il a recommencé à réfléchir en commençant par la pratique. Et bien sûr, c'est très important pour moi, parce que mon propre travail commence par la pratique. Pour moi, les idées se forgent dans la pratique. 

L'autre chose qui est vraiment importante chez lui, c'est qu'il avait cette très grande vision. Il se posait de grandes questions sur la façon dont tout le monde pouvait s'épanouir dans ce monde. Et dans mon travail, j'essaie aussi d'encourager les gens à lever les yeux et à poser ces grandes questions.

Nous avons commencé à parler de la pandémie, et c'est le moment de faire de même, non pas pour réfléchir à la manière de reconstruire en mieux ou de remettre les choses en place, mais vraiment de lever les yeux et se demander de quoi les gens ont besoin pour s'épanouir dans ce siècle. Comment y réfléchir ? 

Beveridge était de son temps et il a pensé à des plans. Il pensait vraiment qu'il pouvait écrire un rapport avec une couverture bleu pâle et que tout le monde ferait exactement ce qu'il disait. Il pensait qu'il pouvait commander le changement. Nous savons que le changement ne peut plus se faire comme ça. Et aussi, il n'est pas adapté au genre de problèmes auxquels nous sommes confrontés. 

Ce qui est intéressant avec Beveridge, c’est bien qu’il soit surtout célèbre pour son premier rapport, il en a en fait écrit d’autres. On lui en doit trois. Le deuxième portait sur le travail et le troisième sur l'action sociale. Il s'inquiétait beaucoup d'avoir laissé de côté les relations entre les gens et la communauté car c'est là que se trouve le pouvoir de la créativité, le pouvoir de la persuasion. Or personne n'a lu ce rapport. Mais c'est le point de départ de mon travail. En fait, j'ai écrit un manifeste Beveridge 4.0 : à la fois comme si c’était le 4ème rapport (après les 3 de Beveridge) et comme un clin d'œil à la technologie. Ce manifeste invite à partir du troisième rapport plutôt que du premier. Que pourrions-nous créer si on partait de là ?

Beveridge a en quelque sorte changé d'avis. Il s'est dit qu’on passait à côté de quelque chose de très important en laissant de côté les relations humaines singulières et uniques dans le système. Mais pourquoi ces relations ont-elles été laissées de côté ? Pourquoi le système a-t-il été conçu pour être anonyme, essentiellement pour être complètement dépourvu de singularités ? 

Je pense que c'est pour deux raisons. D'abord, pour des raisons culturelles. Beveridge a travaillé avec les Webb à la LSE, et ils ont dit explicitement qu'ils ne faisaient pas confiance à l'homme de la rue, qu'il n'était qu'émotions et qu'il fallait ce genre de technocrate, de bureaucrate du gouvernement bien formé  parce qu’on ne pouvait pas faire confiance aux gens. Je pense donc qu'il y avait cette idée qu’il fallait toujours faire confiance aux professionnels. 

Et puis la deuxième chose, c'est que la forme organisationnelle reflète la production. C'était le début de l'ère de la production de masse. Il y avait une idée que ces mêmes types de formes - très intégrées verticalement, du haut vers le bas, quelqu'un au sommet décide et le fait passer à travers 20 couches… C'était la façon normale de s'organiser. Ainsi, lorsqu'ils en sont venus à concevoir, par exemple, un système de santé, ils ont pensé à l'organiser exactement de la même manière. Cela ressemble complètement à une chaîne de production d'usine, n'est-ce pas ? On vous donne le numéro, on vous met sur un lit, vous passez à travers les services, comme si vous étiez dans une usine Ford. 

Aujourd'hui, non seulement nous pensons différemment à l'ère des réseaux et du numérique, concernant la façon dont les choses peuvent être organisées. Mais nous constatons aussi que nos problèmes de santé, qui sont généralement des maladies chroniques (même en cette période de pandémie) ne peuvent pas être résolus dans ce genre d'usine.

Je dirais donc que cette façon de penser avait sa place à l'époque. Mais même à l'époque, Beveridge était plutôt libéral et il n'avait pas anticipé que l’aide aux chômeurs serait entièrement administrée par l’Etat. Il pendait que l’aide passerait par la société civile. Quand il a vu ça, il aurait dit : "Tout cela, franchement, me fait froid dans le dos.”

Cela veut dire que dès le début, finalement, il s'inquiétait de laisser les individus en dehors du système. Mais je pense qu’il y avait aussi cette sorte de confiance dans la modernité, dans l’idée qu’il était possible de construire des systèmes qui allaient tout régler. Et c'est une chose à double tranchant, parce que cela leur a permis d'avoir cette grande vision audacieuse. Mais d'un autre côté, ce n'était pas très personnel. Et maintenant, nous devons trouver une nouvelle vision, une vision qui nous relie vraiment les uns aux autres, à notre cœur et à notre âme.

Oui, cette vision, c’est celle d’une machine qui fonctionne parfaitement. Mais comme pour la production de masse, cela signifie que les gens doivent être des rouages (anonymes) de cette machine.

Exactement. Et je pense que nous pouvons voir maintenant que cette machine a vraiment été conçue pour fonctionner avec des rouages. Donc le système d'apprentissage consiste à produire de bons engrenages. Le système de santé devait réparer les parties de notre corps pour que nous puissions continuer à être un rouage. Mais nous ne voulons plus de cette vie. Et de toute façon, si nous produisons des rouages, ces rouages ne seront pas adaptés au travail de demain. Il faut vraiment partir dans des directions différentes.

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