🇨🇦 Cette semaine, nous vous proposons un extrait de l’entretien réalisé avec Leslie Kern, l’autrice canadienne du livre Feminist City, dans le cadre du podcast Building Bridges. Si vous le souhaitez, vous pouvez retrouver la version originale de ce podcast ici. La transcription intégrale, en français, de ce podcast est accessible à nos abonnés.
Leslie Kern est professeure associée de géographie et d'environnement, et directrice des études sur les femmes et le genre à l'université Mount Allison. Elle est aussi l'autrice de Sex and the Revitalized City: Gender, Condominium Development, and Urban Citizenship.
En cette année de pandémie et d’une crise économique qui frappe durement les femmes, on se pose beaucoup de questions sur les villes, la mobilité et le travail. Les grandes villes sont-elles menacées ? Quelles seront les conséquences de cette crise sur le marché du logement ? Quels sont les déséquilibres urbains provoqués par cette crise ?
2020 aura aussi été l’année de l’assassinat de George Floyd aux Etats-Unis, et de grandes manifestations pour dénoncer le racisme. Dans de nombreuses grandes villes, en Amérique comme en Europe, le mouvement Black Lives Matter a fait des émules. Et cet activisme est l’un des sujets d’étude de Leslie Kern depuis des années.
Nous avons posé une quinzaine de questions à Leslie dans un long entretien réalisé il y a quelques semaines. Cela n’a pas été facile de choisir, mais nous en avons sélectionné trois pour cet article… Le reste est réservé à nos abonnés.
Le covid-19 a-t-il représenté un test pour les villes ? Dirais-tu que la pandémie révèle le féminisme d'une ville ? Il est clair que certaines villes ont plus souffert que d'autres, et dans certaines, il y a eu plus de chômage ou des inégalités plus importantes, plus de cas de COVID-19 également. Quelles villes ont échoué au test et lesquelles ont mieux réussi ? Pourquoi ?
C’est vrai, la pandémie a révélé tant de problèmes sous-jacents avec les villes, des choses que nous nous sommes longtemps contentés de garder invisibles ou en arrière-plan. Ainsi, par exemple, le fait qu'une grande partie de ce qui fait tourner l'économie dépend des individus qui prennent soin des autres. J'entends par là à la fois la cellule familiale qui nourrit, nettoie, s'occupe des gens, mais aussi les personnes que l'on a fini par appeler les “travailleurs essentiels” qui font le travail souvent très sous-estimé de nettoyage et de préparation des aliments, etc.
Pendant si longtemps, cela a été invisible et sous-estimé. Je pense donc que dans les endroits où ces emplois ne sont pas respectés ou sont très mal payés, on a vu ce que cela donnait avec le test de la pandémie. Je citerais donc l'Amérique du Nord comme exemple, et en particulier les États-Unis où les personnes qui travaillent dans ces services ont tendance à ne pas gagner un salaire décent. Et ces secteurs emploient beaucoup de femmes et de personnes de la diversité. Lorsque le réseau de ces services commence à flancher ou qu'il ne peut plus fonctionner comme nous l'avons laissé fonctionner pendant si longtemps, alors nous constatons un véritable effondrement de la capacité des gens à prendre soin les uns des autres, voire de leur désir de prendre soin les uns des autres, et de leur capacité à survivre économiquement.
Ces villes ont donc été réellement mises à l'épreuve parce que les infrastructures publiques de soins sont très fragiles. Elles reposent sur les épaules des personnes les plus vulnérables. Et même ici au Canada, un reportage cette semaine a montré que les femmes immigrées qui travaillent dans le secteur de la santé ont été parmi les plus durement touchées par le virus. Cela met également en évidence, une fois de plus, les conditions difficiles d’exercice de ce travail de soin.
Il semble y avoir un fossé dans le monde du travail entre les personnes qui peuvent travailler à distance (de chez elles) et celles qui sont ces “travailleurs essentiels” qui doivent être en première ligne ou au chômage, deux situations évidemment plus difficiles. Cette dichotomie questionne la gentrification des grandes villes de manière inédite. Les villes les plus “gentrifiées”, comme New York ou San Francisco, sont celles qui ont été le plus transformées par la pandémie.
Les travailleurs de première ligne ne peuvent souvent pas se permettre de vivre en ville (car c’est trop cher) tandis que les travailleurs à distance peuvent se permettre de la quitter en période de pandémie. Penses-tu que la pandémie puisse en quelque sorte corriger ce déséquilibre et rendre la ville plus abordable pour les travailleurs à faibles revenus ? Pourrait-elle avoir un impact positif sur ces travailleurs ?
J'aimerais que l'on comprenne mieux la nécessité d'avoir des logements abordables dans les villes et de ne pas pousser les infirmières, les enseignants, les chauffeurs de bus, etc. vers les seules zones périphériques où ils peuvent se permettre de vivre. Mais d'un autre côté, je me demande : comme tant de ménages de la classe ouvrière ont déjà des difficultés, ils ont peut-être du mal à payer leur loyer, allons-nous potentiellement assister à une situation où les promoteurs verront une opportunité de s'attaquer aux quartiers ou aux zones où les gens ont des difficultés et de les considérer comme la prochaine “frontière” de la gentrification?
Parce que nous savons que le capital aime vraiment aller dans les endroits où le loyer et le terrain sont bon marché afin de les réaménager. Je pense que nous allons devoir attendre et voir comment ce genre de dynamique de travail à domicile change l'attrait de la ville comme lieu de vie. Je veux dire, en particulier du point de vue des inégalités de genre. Les études sur la gentrification suggèrent depuis longtemps que l'embourgeoisement des femmes des classes moyennes et supérieures a été une sorte de solution face aux difficultés rencontrées pour jongler avec le travail rémunéré et le travail non rémunéré.
Parce que les services, infrastructures et individus qui font votre vie sont à proximité les unes des autres, vous êtes moins dépendantes de la voiture dans une grande ville. Vous n’êtes pas aussi isolées. La ville est donc une sorte de solution spatiale face au double ou triple fardeau du travail des femmes.
Mais si le travail à domicile doit être la norme pour nombre de ces femmes professionnelles, alors la ville sera-t-elle perçue comme un lieu de vie aussi désirable ? La surpopulation des villes va-t-elle être considérée comme un problème dans un monde de pandémies ? Je pense donc que nous ne le savons pas encore, mais il y a beaucoup de mouvements contraires qui sont passionnants à observer.
Tu as mentionné le rôle de la proximité urbaine dans la vie des femmes, et la manière dont cela représente une aide dans beaucoup des problèmes du quotidien. Es-tu inspirée par cette idée de “la ville du quart d’heure” qui est si populaire parmi les élites parisiennes aujourd’hui ?
C'est très intéressant parce qu'à bien des égards, cela fait vraiment écho aux premières affirmations de nombreuses universitaires féministes qui opposaient les villes aux banlieues, et affirmaient que les banlieues sont une sorte de désastre pour les femmes et pour l'égalité des sexes. Les banlieues ont été en quelque sorte un énorme recul pour l'égalité des sexes et le fait de pointer vers la ville avec sa proximité, qu'il s'agisse de 15 minutes ou de quelque chose de proche, qui relierait ces multiples espaces de travail et de construction de la communauté, tout cela est très important.
Parce qu'à l'heure actuelle, avec la façon dont tant de villes et de banlieues sont aménagées, il y a une grande distance entre l’école, le centre médical, le centre commercial, les espaces verts, et le travail. Et il peut être difficile de faire autre chose qu'un trajet linéaire entre l'un ou l'autre, ce qui ne reflète pas la façon dont la plupart des femmes utilisent l'espace public. D'un autre côté, l'une des choses sur lesquelles je serais un peu plus prudente, c’est que je ne veux pas simplement dire que nous devrions faciliter la tâche des femmes pour qu'elles puissent continuer à faire tout ce travail supplémentaire.
Nous devons également redistribuer ce travail pour qu'il ne repose plus principalement sur les épaules des femmes qui font la cuisine, le ménage et gardent les enfants. Je pense que la proximité est importante dans la mesure où elle rend les choses plus pratiques pour tout le monde, de sorte que les hommes qui travaillent ne sont pas en situation de dire, “je ne peux pas déposer les enfants parce que je dois arriver au bureau à cette heure-là et je ne peux prendre que ce train pour le faire”. Donc, en élargissant cette infrastructure, avec plus d'interconnectivité, je pense que vous pourriez, je l'espère, permettre à d'autres de faire ce travail également.
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Immobilier : faut-il louer ou acheter ? (conversation “À deux voix” avec Nicolas)—réservé à nos abonnés.
Les villes après la pandémie (conversation “À deux voix” avec Nicolas)—accessible à tous
COVID-19 et urbanisation : continuerons-nous d'habiter dans les villes ? (conversation avec Robin Rivaton)—accessible à tous.
La récession et les femmes (conversation “À deux voix” avec Nicolas)—réservé à nos abonnés.
Le futur de la garde d’enfants (conversation avec Maïmonatou Mar)—accessible à tous.
Le féminisme, c’est pour les hommes (“Édito” par moi)—accessible à tous.
Quitter Paris pour la province (conversation avec Aurore Thibaud)—accessible à tous.
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