Pour cette nouvelle saison de Nouveau Départ, Nicolas et moi avons eu envie de reprendre la plume ✍️ En plus des podcasts, vous aurez donc à nouveau quelques articles et tribunes à vous mettre sous la dent. Bonne lecture ! 🤗
Depuis des années, à chaque rentrée, la presse fait état des pénuries croissantes d’enseignants et du nombre de profs manquants. En 2023, plus de 3100 postes ouverts aux concours n’ont pas été pourvus. La nouveauté de cette rentrée-ci, c’est qu’on a plutôt causé chiffons (abayas, uniformes) pour faire diversion 😩
Il n’en demeure pas moins que le premier employeur de France, l’Éducation nationale, souffre d’un terrible manque d’attractivité. Jusqu’ici elle pouvait encore prétendre mieux retenir les recrues qu’elle parvenait à recruter. C’est de moins en moins le cas. Non seulement, le métier et le statut n’attirent pas mais les enseignants, tout particulièrement les jeunes, sont de plus en plus nombreux à démissionner.
En tant qu’ancienne prof, le sujet me tient à cœur. J’ai adoré enseigner mais je ne supportais plus la faible valorisation de ce que j’étais et du travail que je faisais. Comme des milliers d’enseignants, je suis donc partie… C’est pour ça que je me suis jetée sur le livre de William Lafleur, aka Monsieur le Prof, paru il y a quelques jours chez Flammarion. L’Ex plus beau métier du monde, ouvrage salutaire (et révoltant), a réveillé la colère qui sommeille en moi depuis que j’ai arrêté d’enseigner (en 2015). Complet, concret et précis, il présente un état des lieux indispensable de la condition des enseignants aujourd’hui — dans toute leur pluralité puisqu’il y est question des fonctionnaires comme des contractuels, du primaire et du secondaire, des voies générale et professionnelle...
Selon lui, le sujet de la reconversion professionnelle est désormais LE sujet qui domine les conversations dans les salles des profs.
Ces démissions qu’on ne peut plus ignorer
D’après un rapport du Sénat, les démissions d’enseignants ont augmenté de 528% en 12 ans. En particulier les jeunes fuient l’institution à grande vitesse.
La proportion de démissions de jeunes enseignants est alarmante : les départs des moins de quarante ans représentent 51 % des démissions dans le premier degré ; 45 % dans le second degré ; 22 % des démissions du premier degré concernent des moins de 29 ans ; 20 % dans le second degré. Au-delà des statistiques, ce phénomène affecte l'avenir de l'enseignement public. (Rapport du Sénat)
Comme le collectif des Stylos rouges, William Lafleur résume les raisons en trois mots : « salaire, moyens, respect ».
La paupérisation des enseignants est considérable. Leurs salaires ne suivent plus l’inflation depuis de nombreuses années. Il est très difficile pour un jeune de se loger décemment avec un salaire d’enseignant. Les avancements d’échelons ont été ralentis. La paye est si faible qu’on n’a pas grand-chose à perdre. Chaque discussion concernant la revalorisation consiste à demander aux enseignants de travailler davantage — une heure supplémentaire coûte beaucoup moins cher qu’une heure poste, contribuant ainsi à la dégradation des conditions de travail.
Le manque de moyens — matériel, ressources diverses, auxiliaires pour accompagner des élèves handicapés, etc. — inflige aux enseignants la même frustration qu’éprouvent les soignants. La mission est noble mais le sentiment de ne pas pouvoir bien faire son travail cause de la souffrance. Elles / ils payent de leur poche tout l’équipement utilisé pour le travail (livres, papeterie, ordinateur, feutres et parfois enceintes ou vidéo-projecteur !).
Quant au manque de respect, il accompagne les deux raisons précédentes. La société et les médias dévalorisent constamment les enseignants. L’institution les maltraite. Rien n’est fait pour leur faciliter la vie. Les petites (et grandes) humiliations du quotidien, le harcèlement, les conditions de travail impossibles (comme être envoyé dans un établissement à 3h de chez soi ou enseigner dans 3 établissements à la fois et passer tout son temps dans les transports) sont autant d’illustrations de cette absence de respect. On répète à l’envi qu’ils ne fichent rien, qu’ils sont encore trop payés (puisqu’ils sont toujours en vacances) et que n’importe qui peut faire leur travail.
La sécurité de l’emploi ne fait pas le job
Dans un monde du travail incertain, le CDI à vie devrait avoir de quoi rassurer. Pourquoi n’est-ce pas le cas ? La paupérisation explique beaucoup, évidemment. Qu’est-ce que la « sécurité » si c’est l’assurance de rester pauvre ? Mais il y a d’autres explications. Les contreparties (salariales et symboliques) du métier se sont affaiblies tandis que les contraintes se sont renforcées. La « sécurité » se fait rigidité. On vous impose un lieu de travail, parfois à des dizaines (voire davantage) de kilomètres de chez vous. On vous impose l’établissement, les classes, les horaires, les jours de travail… Tout cela a souvent un coût élevé (transport, logement).
Aujourd’hui, environ un professeur sur cinq n’est pas fonctionnaire. Les contractuels sont encore moins payés encore que leurs collègues fonctionnaires. Pourtant certains préfèrent la précarité du contractuel parce qu’elle s’accompagne de moins de contraintes. En tant que contractuel, on peut par exemple mieux choisir son lieu de travail. William Lafleur explique de manière claire le caractère défaillant de la « sécurité de l’emploi » dans l’Éducation nationale.
Effectivement, nous avons la sécurité de l’emploi dans un métier où notre rémunération augmente moins vite que l’inflation, où nous n’avons pas de perspective d’évolution, où n’avons pas le choix du lieu où nous enseignons et donc pas le choix non plus de notre lieu de vie (...) Il s’agit donc de se demander ce qu’est la « sécurité de l’emploi ».
Certes on a un emploi, toujours un poste, mais avec une absence totale de flexibilité, de perspectives, d’évolution salariale, de stabilité, ce qui n’a rien de sécurisant. La sécurité de l’emploi dans l’Éducation nationale s’apparente à une absence de choix et de liberté dans sa carrière professionnelle, ce que peu de gens sont à même d’accepter, vu le faible nombre de candidats et l’accroissement du nombre de démissions.
Cette sécurité est par ailleurs telle que l’on peut refuser notre démission, ce qui est totalement illégal dans le privé. La seule solution devient donc un abandon de poste, avec impossibilité de débuter dans un nouveau poste tant que l’institution n’a pas acté notre abandon. À ce niveau-là, ce n’est plus de la sécurité, c’est de la séquestration !
(William Lafleur, L’Ex plus beau métier du monde)
Que coûte le turnover des profs ?
Dans les entreprises, quand on peine à recruter et à retenir les travailleurs, cela a généralement un coût. On a à ce propos observé que la « grande démission » de 2022 avait fait chuter la productivité. En effet, quand le turnover est élevé, il faut recruter et former davantage. Si une proportion plus importante de salariés est composée de débutants qui ne savent pas encore faire leur travail et que les salariés déjà là doivent passer plus de temps à former leurs nouveaux collègues, forcément, tout le monde est moins productif ! Là où le recrutement ET la rétention se dégradent, les « coûts de transaction » explosent.
À l’Éducation nationale, on a progressivement augmenté la proportion d’enseignants qu’on ne forme pas du tout. Les contractuels sont recrutés après un entretien de 30 minutes — on peut répondre à des offres d’emploi sur Le Bon Coin ou bien participer à un « job dating ». Puis on les jette dans la fosse aux lions sans la moindre formation ou préparation. Certains s’en sortent. D’autres jettent l’éponge au bout de quelques jours. Mais puisque le coût de ce type de recrutement est faible, tant pis, on relance une annonce sur Le Bon Coin et on recommence…
Aucun coût de formation ni aucune baisse de productivité ne sont enregistrés comptablement. Cela apparaît comme indolore. Pourtant la baisse de productivité est évidente, notamment parce qu’au début, on ne peut que faire « garderie ». Que peut faire un contractuel qui a 24 heures pour prendre une classe sans jamais avoir été formé ? Le coût de la formation n’est pas assumé par l’Éducation nationale mais absorbé par du travail gratuit : celui des enseignants qui se forment seuls, celui des collègues qui les aident pendant des heures, celui des parents qui font les profs pour leurs enfants, etc.
Jusqu’à quand l’édifice pourra-t-il tenir grâce à tout ce travail gratuit ? Le vivier de candidats prêts à saisir une annonce sur Le Bon Coin est-il infini ou bien les évolutions démographiques et économiques sont-elles susceptibles de l’assécher ?
Pour vous faire une meilleure idée de la situation dans laquelle se trouve l’Éducation nationale, je ne saurais trop vous recommander la lecture du livre de William Lafleur qui cite aussi des dizaines de professeurs qui ont partagé leurs témoignages.
Les fonctionnaires et l’argent (avec Charlotte Cador) 🎧
De plus en plus stressés au travail (avec Lionel Pages) 🎧
Ma juste valeur : négocier sa rémunération (avec Insaff El Hassini) 🎧
Grande démission et avenir du travail (conversation “À deux voix”) 🎧
Le média de la transition
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Qui nous sommes
Laetitia | Fondatrice de CNVC Research, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité : critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 16 ans et vivons à Munich, en Allemagne, avec nos deux enfants. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Bonjour, je viens de tomber sur votre article. Certes auparavant, les profs étaient vraiment mal payés par rapport à leur niveau d'études. Qu'en est-il maintenant que les salaires ont beaucoup augmenté (1891 euros pour un stagiaire fonctionnaire puis 2121 euros pour le premier échelon en net) ? Sans compter les diverses primes d'entrée dans le métier et d'accompagnement des élèves ? Je ne suis pas sûre qu'il y ait toujours autant de démissions.
Pourquoi ne parle-t-on jamais des sommes mal réparties par rapport aux autres pays entre enseignants et personnels non enseignants. Et deuxième remarque: n’est il pas salutaire qu’enseignant ne soit plus un métier à vie et que l’enjeu soit plus de recruter des personnes venant d’autres horizons plutôt que de vouloir faire entrer des jeunes à vie dans la profession ?