Et si le vêtement était bien moins superficiel qu’il n’y paraît ? C’est parce que le vêtement est si parlant sur la culture, notamment les rôles assignés aux femmes et aux hommes dans une société, qu’historiens et sociologues s’y intéressent autant. Corsets, chaussures inconfortables, jupes ou robes ont souvent empêché les femmes d’êtres libres de leurs mouvements. Les corsets dans l’Europe du XIXe siècle ou la coutume des pieds bandés en Chine offraient même la garantie qu’elles n’iraient nulle part.
Quand on regarde se succéder les modes vestimentaires au fil des décennies, on voit les vêtements devenir tantôt amples et confortables, tantôt rigides et contraignants, et on ne peut s’empêcher de constater en parallèle que les vêtements plus souples accompagnent souvent une certaine libéralisation des moeurs. Les vêtements des femmes ouvrières pendant la seconde guerre mondiale ne ressemblent en rien à ceux qu’elles ont porté en bonnes ménagères des années 1950, par exemple.
Pourtant, associer systématiquement l’amplitude d’un vêtement avec le pouvoir du corps qui le porte serait trop simpliste. L’histoire montre que les vêtements les plus contraignants ont parfois été détournés comme symboles de pouvoir. Le talon aiguille en est un exemple emblématique, comme le corset, que l’on retrouve dans l’univers des sado-masochistes.
Georges Vigarello est l’historien français qui s’est le plus intéressé aux vêtements, représentations du corps et pratiques corporelles. Avant de devenir directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, il a même fait une thèse sur « Le corps redressé, culture et pédagogie » en 1977, dans la décennie où les féministes ont brûlé leurs soutien-gorges identifiés comme symboles de l’oppression des femmes.
Dans un livre de 2017 consacré à la robe dans l’histoire, du Moyen Âge à nos jours, La robe. Une histoire culturelle, il raconte l’émancipation (et l’oppression) des femmes à travers les péripéties de ce vêtement. « La robe épouse une vision du monde », un monde longtemps dominé par les hommes. Pendant des siècles, la robe a coupé le corps des femmes en deux, avec le haut du corps sublimé, comme « installé sur un piédestal » (corset et armatures), et les jambes cachées sous une abondance de tissus et empêchées de se déplacer librement.
Le fait même qu’il était considéré comme indécent de voir les jambes des femmes en dit long sur le tabou de la mobilité physique : le vêtement était évidemment un moyen de contrôle des corps. Il est frappant de voir qu’au XIXe siècle, les vêtements des hommes dévoilaient toujours plus les jambes pour en « souligner la liberté » tandis que les femmes de la bourgeoisie urbaine devaient avoir la taille marquée grâce à un corset qui causait d’innombrables problèmes de santé, dont l’évanouissement n’est qu’un exemple.
Structure « implacable » qui pousse le corps féminin vers une « anatomie artificielle », le corset « dresse » les femmes. Vigarello évoque le célèbre récit de cette autopsie d’une femme de cour faite par le chirurgien Ambroise Paré : « pour vouloir montrer avoir le corps beau et grêle, elle se faisait serrer de sorte que je trouvai les fausses cotes chevauchant les unes par-dessus les autres qui faisaient que son estomac étant pressé ne pouvait s’étendre pour contenir la viande, et après avoir mangé et bu, était contrainte de le rejeter, et le corps n’étant nourri devint maigre ». Tout un programme !
Le vêtement féminin devait être « esthétique » tandis que le vêtement masculin devait être « fonctionnel ». Mais les Lumières puis la révolution apportent un peu de liberté aux corps des femmes. On s’intéresse de plus en plus à ce qui se porte alors en Angleterre. Et le goût anglais « pour la campagne, le plein air, la simplicité » assouplit les vêtements (dont ceux qu’aimaient porter Marie-Antoinette au Petit Trianon, loin des contraintes et artifices de la Cour).
Si l’on en croit l’histoire des vêtements, les femmes auraient pu gagner de nouveaux droits politiques au XVIIIe siècle ! A la révolution, la robe fluide, légère, simplement marquée par un lacet sous les seins imite les robes des premières démocraties grecques. « La déclaration des droits correspond à une nouvelle liberté de mouvement, de corps, de même que la loi sur le divorce de 1792 devient l’aboutissement d’une logique de l’égalité. » Pour Olympe de Gouges, les femmes « doivent être également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics. » L’occasion est ratée : la Convention renvoie vite les femmes à la sphère domestique.
L’histoire de la robe est une histoire passionnante, notamment quand le pantalon commence à lui faire concurrence et « concrétise une exigence d’aisance et de disponibilité. » Les débats d’aujourd’hui sur les « tenues républicaines » à l’école s’inscrivent eux-aussi dans cette histoire du vêtement, qui cristallise à lui-seul les attentes culturelles vis-à-vis des femmes. Vigarello n’en parle pas dans son livre, mais on comprend en le lisant que ce qui se joue-là, c’est encore et toujours une histoire d’oppression ou d’émancipation.
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