🇮🇳 L'Inde contemporaine au prisme de ses milliardaires
Nouveau Départ | Interview | James Crabtree
Aujourd’hui : un extrait de l’entretien réalisé avec James Crabtree, ancien correspondant en Inde pour le Financial Times, et auteur du livre The Billionaire Raj: A Journey Through India’s New Gilded Age, dans le cadre du podcast Building Bridges.
🇮🇳 Si vous le souhaitez, vous pouvez retrouver la version originale de ce podcast ici. La transcription intégrale, en français, de ce podcast est accessible à nos abonnés.
James Crabtree est un auteur et journaliste britannique vivant à Singapour. Il est actuellement professeur associé à la Lee Kuan Yew School of Public Policy de l'Université nationale de Singapour, et chercheur au Centre on Asia and Globalisation de l'école. Son premier livre, The Billionaire Raj: A Journey Through India's New Gilded Age, est sorti en 2018. Entre 2011 et 2016, il a été le correspondant du Financial Times à Mumbai.
J’ai rencontré James, ancien correspondant du Financial Times à Mumbai, l’année dernière à Singapour, où il vit avec sa famille. Plus récemment, j’ai proposé à James que Laetitia l’interview à propos de son livre sur l’Inde contemporaine. Nous mettons aujourd’hui en ligne un extrait de cette conversation.
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Laetitia : Les journalistes britanniques ont une bonne connaissance de l'Inde, même quand ils n'ont pas une grande expérience du pays. C'est pourquoi, dans le reste de l'Europe, nous avons tendance à penser que les journalistes britanniques ont une sorte de monopole sur la couverture de tout ce qui concerne l'Inde. Et cela doit changer parce que tout le monde en Europe doit travailler davantage avec l'Inde, surtout maintenant que nous vivons une sorte de guerre froide avec la Chine. Tu es resté en Inde pendant 5 ans, entre 2011 et 2016. Et cette expérience t’a inspiré l’écriture d’un livre intitulé The Billionaire Raj, que j’ai adoré. Pourquoi avoir choisi de te concentrer sur les milliardaires indiens ?
James Crabtree : Être correspondant à l'étranger, je dois souligner que je n'avais jamais fait ça auparavant. Je ne savais pas grand-chose sur l'Inde quand j'y suis allé. Certes, j'avais lu quelques livres et j'y étais allé deux ou trois fois, mais j'étais loin de connaître le pays. Un correspondant à l'étranger n'est pas forcément un expert. On se retrouve en immersion. On doit pouvoir s’y retrouver rapidement et comprendre ce qui se passe. Je suppose que j'avais ce talent, mais je ne pouvais pas prétendre avoir une grande connaissance approfondie des lieux.
Pourquoi les milliardaires ? En tant que correspondant à l'étranger, tu es censé écrire tout un tas de choses intéressantes, mais aussi couvrir des sujets un peu ennuyeux. J'ai écrit beaucoup de choses rébarbatives sur les résultats trimestriels de grandes entreprises indiennes dont personne ne se souviendra plus jamais. Et puis il y avait des histoires particulières… Quand des amis venaient me rendre visite à Mumbai et qu’on sortait prendre un verre le soir, ce dont je parlais le plus souvent, c'était des oligarques, des super-riches, parce que ces personnages hors norme étaient fascinants individuellement. Beaucoup d'entre eux étaient évidemment très corrompus.
En général, les milliardaires et la corruption, ce sont les deux choses que j'ai trouvées les plus fascinantes. Et je pense que c'était probablement lié à mon éducation occidentale, où nous n’avons plus de magnats comparables à ceux que l’on voit dans les pays émergents. Il y en a bien quelques-uns en France. Au Royaume-Uni, nous avons Richard Branson. En Amérique, ils ont Elon Musk. Mais la scène économique n’est pas dominée par ces industriels charismatiques comme elle l’est en Inde, et comme elle l’a été à d’autres époques en Occident.
Ce parallèle m’a beaucoup marqué. Il a donné à mon ouvrage son sous-titre. Le Gilded Age, c’est cette période de l’histoire américaine, après la guerre civile et avant le tournant du XXe siècle, caractérisé par le capitalisme des “Barons voleurs”. Il y avait des inégalités très fortes, et une corruption terrible. Ce n’est pas sans rappeler l’Inde contemporaine. Fasciné par la corruption, intrigué par les super riches, et grâce à un accès à ces personnalités en tant que journaliste au Financial Times, j’ai été amené à me concentrer sur les milliardaires indiens. Cela m’intéressait d’explorer ce parallèle historique avec la période des Barons voleurs aux Etats-Unis. Je me suis dit que ça pourrait faire un bon livre.
Un des personnages que tu évoques dans ton livre est Mukesh Ambani. Il est maintenant assez connu en Europe grâce à la croissance de son empire des télécommunications autour de la marque Jio. Qui est Mukesh Ambani et pourquoi devrait-on s'intéresser à ce qu'il fait en Inde ?
Mukesh Ambani est l'homme le plus riche d'Asie. Et ce n'est pas impossible qu’il devienne un jour l’homme le plus riche du monde. Il lui reste du chemin pour rattraper Jeff Bezos et consorts, mais c'est vraiment un homme d'affaires extraordinaire. Je pense que c'est la figure déterminante du monde des affaires en Inde aujourd’hui.
Son histoire est légendaire. Son père travaillait comme pompiste à Aden, près du Yémen, dans ce qui était encore l'Empire britannique. D’un petit commerçant pauvre revenu en Inde, le père de Mukesh a créé ce qui allait devenir un empire industriel, autour de la fabrication de textiles, de nylon, puis dans le raffinage du pétrole. Il est devenu l'homme le plus riche du pays. Ce personnage très riche, très puissant, très machiavélique, pratiquait l’art du capitalisme de copinage.
À sa mort, ses deux fils se sont disputés le contrôle de la société dans une querelle titanesque. Le fils aîné, Mukesh Ambani, a gagné la bataille familiale et est devenu le porte-drapeau de la famille. Il est considéré aujourd’hui comme un personnage extraordinaire, non seulement pour sa richesse, mais aussi parce qu'on suppose qu'il possède un pouvoir politique hors du commun : il est, selon les observateurs, capable d'obtenir tout ce qu'il veut de la part des pouvoirs publics en Inde.
Ce qui est intéressant à propos de Mukesh Ambani, c’est ce qu’il a fait de son héritage familial. Souvent quand un père construit un empire, le ou les fils se contentent de gérer la fortune, voire de la dilapider, et l’empire se met finalement à décliner. Ce n’est pas ce qui s’est passé avec Mukesh Ambani. Il a pris cet empire industriel, dans le raffinage du pétrole, l'exploration pétrolière, la pétrochimie, et a construit à partir de rien ou presque un nouvel empire dans le numérique et le e-commerce. Le vieux groupe industriel dont il a hérité était extrêmement rentable, mais il ne s’en est pas contenté. Au moment où j'ai commencé à écrire mon livre, il a commencé à investir massivement dans les télécoms et la vente en ligne.
Il a construit de toutes pièces un réseau 4G indien. C’est un peu comme construire un réseau 4G entièrement nouveau pour toute l'Europe, sauf que c'est dix fois plus difficile de le faire en Inde. Cela a coûté environ 30 ou 40 milliards de dollars. Ce genre d'investissement n'avait jamais été entrepris auparavant. Il a ainsi bouleversé le marché indien des télécoms.
Maintenant, il est en train de faire la même chose dans d’autres domaines, notamment le commerce en ligne. Il a des ambitions démesurées. Il incarne tout ce sur quoi je voulais écrire dans mon livre. Il est immensément riche. Il vit dans un palais mirifique dans le centre-ville de Mumbai (appelé Antilia), qui figure sur la couverture de la plupart des éditions de mon livre.
Dans quelle mesure cette comparaison avec l'âge d'or américain (fin du XIXe siècle) est-elle vraiment pertinente ? Quelle est l'ampleur des inégalités en Inde ? Quelle est la force du copinage et de la corruption de ces oligarques ? Et d’où vient cette expression de “Raj” que l’on trouve partout à propos de l’histoire indienne ?
Quand on est britannique, cette expression est bien connue. Le “Raj”, c’est ce qui désigne la période de l’empire britannique dans le sous-continent indien (de 1850 à 1947). Le “Raj impérial”, c’est la “domination”. Cette expression est souvent utilisée en Inde pour décrire de nombreux types de régimes différents. Elle est utilisée pour caractériser un type de système politique. Le plus célèbre est le “Raj des permis et des licences”, pour parler de l'ère socialiste, d’un système de gouvernement dans lequel il fallait une licence, un permis ou un quota pour faire quoi que ce soit.
Par exemple, si tu fabriquais des chapeaux dans une usine, il te fallait une licence qui disposait que ton usine pouvait fabriquer 20 000 chapeaux par an. Tu ne pouvais alors fabriquer que 20 000 chapeaux parce que c'est ce qu’on t’avait autorisé à fabriquer. Et tu ne pouvais exporter que 500 chapeaux parce que c'était la quantité qui devait être exportée. Il y avait toutes sortes de règles à l'époque socialiste. C'est pour cela qu’on a appelé cette période le “Raj des licences”.
Il y a trois grands thèmes dans mon livre. Le premier, c’est l'extraordinaire ascension des super-riches. Le deuxième, c’est le capitalisme de copinage, la collusion entre les entreprises et l'élite politique, et la grande corruption qui a commencé à se produire en Inde. Et le troisième, c’est le fonctionnement du système financier indien et sa propension à connaître des cycles d'expansion et de ralentissement, au cours desquels les gens empruntent trop et voient ensuite leurs entreprises s'effondrer.
Ces trois éléments existaient aussi pendant le Gilded Age américain. C'était aussi une époque de création de richesses sans précédent. On appelait alors les grands industriels la “classe des millionnaires”. Les barons voleurs étaient les personnes les plus riches de la planète à cette époque. Andrew Carnegie Hall, JP Morgan, Rockefeller, Leland Stanford, ce genre de personnages.
Mais il y a aussi d’autres phénomènes communs : une politique urbaine trouble, une classe politique corrompue et des changements sociaux plus larges – une industrialisation et urbanisation rapides. La population de Chicago se comptait par dizaines de milliers au milieu du XIXe siècle, puis par millions 50 ans plus tard.
C'est ainsi que sont nées les mégalopoles et la classe moyenne – pas seulement en Amérique. J’ai réalisé que ces périodes caractérisées par ces transformations, l'énorme richesse industrielle, la corruption, l'émergence d'une classe moyenne, l'urbanisation, avaient eu lieu dans de nombreux pays différents à un certain stade de développement. Cela s'est produit en Grande-Bretagne 50 ans plus tôt qu'aux États-Unis. C'est arrivé au Japon et en Corée du Sud. Je me suis intéressé non seulement aux parallèles entre l'Amérique du Gilded Age et l'Inde du Billionaire Raj, mais plus généralement, à ce qui arrive à un pays à ce stade précoce du capitalisme qui conduit à la montée de l'inégalité et l'enracinement de la richesse au sommet.
Quelles leçons peut-on tirer de tout cela ? Le côté négatif, c’est que l'Inde a de sérieux problèmes à résoudre en termes d'inégalités et de corruption du système politique. Mais le côté positif, c'est que de nombreux autres pays ont déjà traversé une période comparable, y compris presque tous les pays asiatiques qui ont réussi et que l'Inde pourrait prendre pour modèle.
L’un de nos podcasts “À deux voix” 🎧 est consacré à la situation en Inde dans le contexte de la pandémie. L’Inde un pays que nous connaissons mal, qui est certes gigantesque et important sur la scène internationale, mais qui est aussi souvent éclipsé par la Chine voisine. Or l’Inde, en plus de traverser une crise sanitaire et économique gravissime, est en train d’accélérer sa transition et de faire émerger des grandes entreprises numériques. Il est donc temps d’en parler !
👉 Écoutez 🎧 Que se passe-t-il en Inde ? (conversation “À deux voix” entre Laetitia et moi)—réservé aux abonnés.
Pendant près d’un siècle avant son indépendance en 1947, l'Inde a été soumise au système de gouvernance britannique connu sous le nom de Raj (c’est un mot sanskrit signifiant “royaume” ou “domination”). Puis, de l’indépendance jusqu’au début des années 1990, le pays a été sous la coupe d’une économie planifiée, le “Raj de la licence”, dont les exigences réglementaires strictes visaient à protéger le pays de la concurrence étrangère pour l’aider à se développer. Enfin, depuis 1991, l’Inde serait sous l’emprise d’un nouveau régime, le “Raj des milliardaires”.
👉 Lire la Note de lecture de Laetitia sur le livre de James The Billionaire Raj—réservée aux abonnés.
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