🇮🇳 L'Inde contemporaine au prisme de ses milliardaires
Nouveau Départ | Interview | James Crabtree | Version intégrale
🇮🇳 Voici la version intégrale d’un entretien réalisé avec James Crabtree, l’auteur britannique du livre The Billionaire Raj, dans le cadre du podcast Building Bridges. Si vous le souhaitez, vous pouvez retrouver la version originale de ce podcast ici. Cette transcription intégrale en français, ci-dessous, est réservée à nos abonnés.
Bonjour à tous. Je suis Laetitia Vitaud, la fondatrice du podcast Building Bridges créé pour permettre aux auteurs et acteurs du monde entier de toucher un public européen fragmenté. Pour ce deuxième épisode, je suis très heureuse d'accueillir James Crabtree, ancien correspondant du Financial Times en Inde, aujourd'hui professeur associé à la Lee Kuan Yew School of Public Policy de l'Université de Singapour, et auteur d'un livre fascinant sur les nouveaux milliardaires indiens. Il s'intitule The Billionaire Raj: A Journey Through India's New Gilded Age.
Bonjour James ! Très récemment, tu as fait une apparition dans un documentaire de Netflix sur l'un de ces milliardaires, Vijay Mallya, baron de l'alcool et “roi du bon temps”, qui a lancé une compagnie aérienne qui a fait faillite. Merci beaucoup, James, de m'accorder ce moment. Et nous avons réussi à trouver un créneau malgré le décalage horaire. Ma première question est un peu personnelle. Comment as-tu vécu ces dix mois de 2020, la pandémie et le choc économique à Singapour ?
James Crabtree : Merci de m’avoir invité. Merci d'avoir pris le temps d'appeler. Il est plus tard à Singapour qu'en France. Pour répondre à ta question, Singapour s'est plutôt bien débrouillé tout au long de la pandémie. à Singapour, ça a commencé avant l'Europe. Notre première expérience avec le COVID a eu lieu avant la vôtre. Je m'en souviens exactement, il était environ 6h57 du matin et nous attendions le bus scolaire de nos enfants. Là nous avons reçu le premier SMS de l'école nous informant que l'un des enseignants, l'un des parents des enseignants avait attrapé le Covid, et pendant un certain temps, nous avons eu l'impression que Singapour, plus proche de la Chine allait être touché plus fortement.
Mais finalement non. Comparé à presque partout ailleurs dans le monde, Singapour a connu une pandémie très légère : les écoles sont restées ouvertes. Aujourd’hui, il n'y a pratiquement plus de Covid. D'un point de vue personnel, j'ai l'impression que cette année a été un peu moins mouvementée que la normale, avec moins de voyages et quelques restrictions. Mais comparé à la majorité des gens dans le monde qui souffrent dans la période actuelle, la vie ici a été plutôt tranquille.
La seule bizarrerie, c’est que nous ne pouvons pas quitter l'île. Dans cette petite ville-État, c'est un peu comme être confiné au centre de Paris, mais sans aucun échappatoire. C'est donc curieux, mais pour être honnête, c'est l'un des meilleurs endroits au monde où vivre cette période de crise. En un sens, c'est un petit bastion de gouvernance autocratique, plutôt agréable à vivre dans un monde où rien ne fonctionne. Donc, à bien des égards, nous avons de la chance d'être ici.
Tu voyages généralement beaucoup, je suppose. Qu'est-ce que cela a changé dans ta vie ? As-tu beaucoup plus de temps pour lire et travailler ?
James Crabtree : J'ai essayé de lire davantage cette année, mais ça n'a pas vraiment marché. Je trouve qu'au moins pendant la période de confinement, le temps qu'on aurait pu avoir pour lire davantage a surtout été consacré à l'éducation des enfants à la maison, ce que nous avons dû faire pendant environ deux mois. Mais une fois encore, je sais que beaucoup d'autres personnes ont dû le faire pendant beaucoup plus longtemps. J'ai passé beaucoup de temps à écrire sur la pandémie et le temps que j'aurais dû passer à explorer, à écrire ou à travailler sur des projets plus longs, a été absorbé par l'écriture de textes plus courts et par essayer de comprendre ce qui se passait autour de nous.
Ah non, j'ai aussi appris le mandarin, à un niveau très basique. Mon fils est dans une école d'immersion en mandarin. J'ai donc décidé que je devais essayer d’apprendre les bases. Mais dans l'ensemble, au lieu d'utiliser ce qui aurait dû être du temps libre très productif (où je n’ai pas voyagé) pour faire de grands projets intellectuels, je pense que j'ai plutôt gaspillé ce temps, ici et là, sans vraiment m'en apercevoir.
C'est ce qui est arrivé à beaucoup de gens qui n'avaient plus besoin de faire des trajets pendulaires. Ils pensaient qu'ils auraient beaucoup plus de temps et ça n’a pas été le cas.
Je t’ai “googlé”. Et tu as eu une carrière très intéressante. Tu es né en Écosse puis tu as étudié la science politique et travaillé pour un think tank, ainsi que pour le gouvernement britannique. Mais qu'est-ce qui t’a amené à devenir le correspondant du Financial Times à Mumbai, en Inde, puis à t’installer à Singapour ? Peux-tu me parler un peu de ta vie ?
James Crabtree : Quand j'ai déménagé à Londres, j'ai quitté la maison, quitté l'Écosse, et j'ai fait des études universitaires, puis j'y ai travaillé pendant cinq ans. Mes principaux sujets d’intérêt étaient la politique, en particulier la politique britannique et américaine. Et ça n’était pas la politique écossaise.
Es-tu écossais ?
James Crabtree : Non. Je suis né en Ecosse. Et j'y ai vécu pendant 18 ans. Mais je ne me considère pas comme écossais. Mes parents sont anglais. Bien que j'aie grandi là-bas, je suis parti et je ne suis jamais vraiment revenu. Plus j’ai vieilli, plus je me suis intéressé aux affaires internationales, et en particulier à l'Asie. J'ai fait mon premier voyage prolongé en Asie, à la fin de mes études supérieures. J'ai passé trois ou quatre mois à voyager en Asie, et en particulier Asie du Sud-Est. J'ai passé un long moment en Inde, et j'ai passé pas mal de temps à Mumbai. J'ai passé environ un mois en Inde. Et cela a éveillé mon intérêt pour cette partie du monde.
Et puis je suis retourné travailler pour le gouvernement britannique, dans une entité appelée l'unité stratégique du Premier ministre, à la fin des années Blair-Brown, quand les mêmes vieux technocrates étaient aux commandes. Et cela m'a révélé que même si j'ai beaucoup appris en travaillant au sein du gouvernement, je n'étais pas convaincu de vouloir passer le reste de ma vie à le faire. Et j'ai sauté dans le journalisme, qui a toujours été l'autre univers qui m'intéressait. C'est ainsi que j'ai commencé à travailler pour un magazine appelé Prospect, qui existe toujours, et qui est un mensuel de culture et d'essais à forte teneur intellectuelle.
Et de là, j'ai eu la chance de me faire embaucher par le Financial Times pour diriger la section des éditoriaux et pages opinions.. Et la raison pour laquelle je voulais vraiment y aller, c’est que c'est l'un des rares endroits dans le journalisme britannique qui t’offre la possibilité d'être un correspondant étranger sérieux. En particulier, je voulais aller en Inde, ça a toujours été le plan. Et effectivement, nous avons fait nos valises en 2011 et sommes partis en Inde.
Laetitia : Les journalistes britanniques ont une bonne connaissance de l'Inde, même quand ils n'ont pas une grande expérience du pays. C'est pourquoi, dans le reste de l'Europe, nous avons tendance à penser que les journalistes britanniques ont une sorte de monopole sur la couverture de tout ce qui concerne l'Inde. Et cela doit changer parce que tout le monde en Europe doit travailler davantage avec l'Inde, surtout maintenant que nous vivons une sorte de guerre froide avec la Chine.
Tu es resté en Inde pendant 5 ans, entre 2011 et 2016. Et cette expérience t’a inspiré l’écriture d’un livre intitulé The Billionaire Raj, que j’ai adoré. Pourquoi avoir choisi de te concentrer sur les milliardaires indiens ?
James Crabtree : Être correspondant à l'étranger, je dois souligner que je n'avais jamais fait ça auparavant. Je ne savais pas grand-chose sur l'Inde quand j'y suis allé. Certes, j'avais lu quelques livres et j'y étais allé deux ou trois fois, mais j'étais loin de connaître le pays. Un correspondant à l'étranger n'est pas forcément un expert. On se retrouve en immersion. On doit pouvoir s’y retrouver rapidement et comprendre ce qui se passe. Je suppose que j'avais ce talent, mais je ne pouvais pas prétendre avoir une grande connaissance approfondie des lieux.
Pourquoi les milliardaires ? En tant que correspondant à l'étranger, tu es censé écrire tout un tas de choses intéressantes, mais aussi couvrir des sujets un peu ennuyeux. J'ai écrit beaucoup de choses rébarbatives sur les résultats trimestriels de grandes entreprises indiennes dont personne ne se souviendra plus jamais. Et puis il y avait des histoires particulières… Quand des amis venaient me rendre visite à Mumbai et qu’on sortait prendre un verre le soir, ce dont je parlais le plus souvent, c'était des oligarques, des super-riches, parce que ces personnages hors norme étaient fascinants individuellement. Beaucoup d'entre eux étaient évidemment très corrompus.
En général, les milliardaires et la corruption, ce sont les deux choses que j'ai trouvées les plus fascinantes. Et je pense que c'était probablement lié à mon éducation occidentale, où nous n’avons plus de magnats comparables à ceux que l’on voit dans les pays émergents. Il y en a bien quelques-uns en France. Au Royaume-Uni, nous avons Richard Branson. En Amérique, ils ont Elon Musk. Mais la scène économique n’est pas dominée par ces industriels charismatiques comme elle l’est en Inde, et comme elle l’a été à d’autres époques en Occident.
Ce parallèle m’a beaucoup marqué. Il a donné à mon ouvrage son sous-titre. Le Gilded Age, c’est cette période de l’histoire américaine, après la guerre civile et avant le tournant du XXe siècle, caractérisé par le capitalisme des “Barons voleurs”. Il y avait des inégalités très fortes, et une corruption terrible. Ce n’est pas sans rappeler l’Inde contemporaine. Fasciné par la corruption, intrigué par les super riches, et grâce à un accès à ces personnalités en tant que journaliste au Financial Times, j’ai été amené à me concentrer sur les milliardaires indiens. Cela m’intéressait d’explorer ce parallèle historique avec la période des Barons voleurs aux Etats-Unis. Je me suis dit que ça pourrait faire un bon livre.
Et c’est effectivement un bon livre. C’est aussi parce que ces personnages sont tellement exotiques et flamboyants qu’ils sont inoubliables. On pourrait donc peut-être se concentrer sur deux d'entre eux. Et j'aimerais commencer par celui qui se trouve dans le documentaire Netflix que je viens de regarder. Vijay Mallya est ce magnat qui a repris la brasserie de son père dans une Inde conservatrice où l'alcool n’est pas bien vu. Il a ensuite développé la marque de bière, Kingfisher, et a ouvert de nombreux pubs en Inde. Il en a fait un style de vie. Il a fini par lancer une compagnie aérienne, probablement parce qu'il voulait imiter Virgin. Le documentaire montre l'ascension et la chute de cet homme apparemment puni pour son hubris. Ma question est donc la suivante : pourquoi cette histoire nous fascine-t-elle autant ? Peut-être peux-tu en dire plus sur cette histoire pour ceux qui ne la connaissent pas.
James Crabtree : L'émission que tu as regardée et que tes auditeurs peuvent aller regarder est sur Netflix. Elle s'appelle Bad Boy Billionaires India. Il y a environ un an, j'ai été envoyé à Mumbai pour passer quelques jours dans un hôtel de luxe et on m'a posé des questions, en partie sur cette personnalité, Vijay Mallya, dont la plupart des gens hors de l'Inde ont entendu parler à cause de la bière Kingfisher. Si tu vas dans un restaurant indien à Londres, ou à Paris, tu auras souvent de la bière Kingfisher au menu. Et Mallya est un personnage fascinant. C'était le plus flamboyant des magnats indiens. Il traînait avec des mannequins en maillots de bain, il portait toujours des boucles d'oreilles en diamant... C'était un personnage un peu pirate qui faisait des clins d'œil aux femmes de l'autre côté de la pièce et portait toujours des lunettes de soleil, même en intérieur. Les gens étaient fascinés par ce personnage à l’arc narratif remarquable.
Il a transformé cette brasserie familiale en un empire qui allait finir par ressembler à Virgin Atlantic (de Branson). Il avait des projets de bateaux de croisière et toutes sortes d'autres projets fous. Mais il a emprunté trop d'argent, et sa compagnie aérienne a fait faillite. Il avait beaucoup d'amis en politique. Il a lui-même été politicien pendant un certain temps. Mais à la fin, il a eu des ennuis avec la justice, car on suppose qu'il avait emprunté beaucoup d'argent aux banques, et en avait détourné une partie ou l'avait déplacé dans son empire. Il s'est donc enfui au Royaume-Uni.
Depuis lors, il se cache à Londres, comme c'est souvent le cas des milliardaires indiens corrompus qui se sont mis dans le pétrin et se sont engagés dans de longues batailles judiciaires tandis que l'État indien tente de les ramener chez eux. Il est fascinant à la fois parce que son histoire est une histoire de chute, du type de celles qui arrivent aux magnats indiens trop ambitieux qui se heurtent à la réalité. Mais il y a aussi un aspect beaucoup plus optimiste à son histoire. Il était une sorte d'icône d'un certain type d'ambition dans l’Inde moderne, un pays qui, seulement 15 ans auparavant, avait encore cette économie fermée plutôt déprimante, commençait soudain à s'épanouir et à vouloir s'amuser. Mallya voulait vivre une vie avec de l'alcool, des avions, des voitures de sport et du plaisir. C’est tout cela qu’il incarnait. C'est pourquoi on l'appelait le “roi du bon temps”. Il correspondait à cette aspiration croissante de la classe moyenne indienne naissante à une vie meilleure, qui impliquait des choses qui peuvent sembler aux yeux des vieux riches indiens plutôt vulgaires et matérialistes. Mais c'est le genre de biens et expériences auxquels beaucoup de gens aspiraient. Donc, en un sens, Vijay Mallya était aussi l'histoire des aspirations de l'Inde.
Dans ton livre, tu écris que tu l’as rencontré, et tu écris sur lui d'une manière qui suggère que tu l’aimes bien. On dirait que tu fais partie de ces gens qui disent que Mallya était un petit garçon qui aimait s'amuser, et qu'il a ensuite été pris comme bouc émissaire pour un problème dont l’ampleur dépasse largement sa personne. Qu'il n'est qu'une petite fraction de tout cela. Il était seulement le plus visible de tous.
Mais il y a cette autre vision qui a été défendue par d'anciens employés de sa compagnie aérienne qui décrivent ce qui s'est passé. Près de 1 000 de ces employés n'ont pas été payés pendant neuf mois ou plus. Et au même moment, il organisait une somptueuse fête d'anniversaire pour ses 60 ans avec Enrique Iglesias. Et en gros, il l'a bien cherché. Et il n'est pas ce gentil petit garçon qui voulait s'amuser. Avec le recul, de quel côté es-tu ?
James Crabtree : Bien sûr que Vijay Mallya n’a eu que ce qu'il mérite. Il est clair que ce type a contourné toutes sortes de règles, qu'il a incarné beaucoup de choses qui n'allaient pas en Inde. Néanmoins, c'est un homme extrêmement sympathique. Charmant, même. Et en tant que journaliste, pour être honnête, on a tendance à aimer les gens les plus intéressants et remarquables. Les trois heures que j'ai passées avec Vijay Mallya ont été l’un de ces moments incroyables où on est ravi d'avoir choisi de passer une partie de ma vie dans le journalisme, parce que c'est tout simplement fascinant. Et ce n'est pas le genre de chose que l'on fait dans d'autres professions de rencontrer des gens comme ça, de leur parler et d’écouter leur histoire.
Alors oui, je l'ai trouvé sympathique. Vijay Mallya est en effet devenu un bouc émissaire pour des choses dont d'autres personnes se sont rendues plus coupables que lui. Et c'est entièrement de sa faute. Il a trop attiré l'attention. Il était très doué pour attirer l'attention sur lui quand les choses allaient bien. Et il n'a jamais été capable de ne pas attirer l'attention sur lui quand les choses ont commencé à aller mal.
Mais ce que tu dis est intéressant. Ainsi, dans le documentaire Netflix, on voit pas mal d'interviews concernant le coût humain de sa mauvaise gestion, et sa décision de ne pas payer le personnel de sa compagnie aérienne au moment où elle était en faillite. Et lui-même n’a rien sacrifié : il profitait encore de la vie, et il a simplement décidé de ne pas payer son personnel. Cela fait donc une sorte de moment de clarté morale dans le film, qui représente, je crois, un moment d’émotion efficace. Mais en fait, quand on regarde tous les problèmes liés à ce qu'il a fait, alors le fait qu'il n'ait pas payé son personnel est vraiment quelque chose de marginal. Comparé au fait qu'il a emprunté des milliards de dollars qu'il n'a pas remboursés.
L’aspect moral est plus évident dans le cas des employés. C’est pourquoi cela a été inclus dans le documentaire. Mais c'est plutôt la façon dont il a abusé du système bancaire qui était le vrai problème à un niveau supérieur. Mais bien sûr, d'autres personnes le faisaient dans une plus large mesure encore que lui et n’ont pas eu de problèmes avec la justice. Moralité, on peut être à la fois aimable et moralement circonspect, et avoir fait beaucoup mal. Mais oui, en fin de compte, j'ai apprécié Vijay Mallya, c'est un type très charmant. Et c'était intéressant de l'entendre parler. Je n'ai pas cru à son histoire de victime, mais néanmoins, c'est indéniablement un individu charismatique et intéressant.
Le fait qu'il ait voulu vivre de façon aussi flamboyante alors que d'autres magnats étaient probablement plus discrets, cela veut-il dire quelque chose sur un changement culturel en Inde ? Dans un pays conservateur, c’était mal vu de boire de l'alcool. Et probablement que cet étalage extravagant de richesse n'était pas socialement acceptable. Mais il a été l'un des premiers à montrer sa richesse et à en être fier, à en profiter, à dépenser son argent, à avoir ce yacht et à se montrer dedans. Et c'est peut-être quelque chose que les autres magnats n'ont pas fait de la même manière... Cette démonstration de richesse en dit-elle long sur la façon dont les Indiens voient la richesse ?
James Crabtree : Il est certain que Vijay Mallya a marqué un changement dans l’élite des affaires indienne. Ainsi, l'opinion traditionnelle de la vieille élite était qu'il fallait parler anglais plutôt que hindi... Mallya, par contre, parlait des langues différentes. La vieille élite était généralement conservatrice, tant dans ses investissements que dans son comportement personnel. Un groupe comme le Tata Group, par exemple, qui est très connu au niveau international, aurait parfaitement correspondu à ce modèle.
Mallya était très différent de cela. Il était rebelle et il n'a jamais été accepté par l'establishment, ni par le monde des affaires ni par le monde politique. Et il en éprouvait du ressentiment. D'un côté, il voulait faire un pied de nez à l'establishment, mais de l’autre, il avait aussi envie de se faire accepter d’eux. D'une part, il aimait se positionner comme un outsider, mais d’autre part, il voulait aussi vraiment être un insider. Bien qu'il n'ait pas été accepté et qu'il ait même été rejeté dans une certaine mesure par ces groupes, leur pouvoir était en tout cas en train de s'étioler. Toute cette vieille aristocratie des affaires en Inde était en déclin. Et donc des personnages comme Vijay Mallya et Mukesh Ambani devenaient beaucoup plus puissants. Et donc, bien que Vijay Mallya ait été exceptionnellement flamboyant et charismatique, et généralement très en vue, il représentait une sorte de nouvelle classe d’élite des affaires beaucoup moins circonspecte et beaucoup plus franche.
Est-ce pour cela qu'il s'est tant concentré sur l'idée de lifestyle ? “Je ne vends pas de la bière, je vends un lifestyle”. Et c'est ce qui a rendu la marque si puissante, selon lui. Est-ce un style de vie auquel les gens aspirent ?
James Crabtree : Oui, je pense que cela nous ramène à ce que j'ai dit précédemment. Imagine que tu es un jeune Indien de 25 ans, tu peux encore te souvenir du milieu des années 2000. Disons 2005. Tu peux encore te souvenir à peu près de ce qu'était la vie en Inde, sous les anciennes règles quasi-soviétiques. Tu ne pouvais pas quitter le pays. Tu ne pouvais pas envoyer d'argent. Il n'y avait que deux types de voitures. Toutes ces choses sont maintenant absolument impensables.
Et oui, les choses que Vijay offrait, cette image d'un style de vie de flamboyance, de succès, de plaisir, de voyages internationaux et de liberté dans la société indien,ne. Même si vous ne pouviez pas aspirer à cela, simplement pouvoir vous amuser en buvant du whisky, en buvant de la bière, pourquoi cela ne vous intéresserait-il pas ? C'est ce que les jeunes du monde entier aimeraient faire ; cette promesse d'un style de vie était une sorte de forfait qu'un certain sous-ensemble de la population indienne trouvait attrayant.
Ainsi, alors que certains dans l'élite et au niveau international voyaient en Mallya ce genre de figure extravagante, cette sorte de figure effrontée, légèrement nouveau riche. Je suppose qu'il y avait beaucoup d'autres personnes qui ne le voyaient pas du tout comme ça. Ils le voyaient simplement comme quelqu'un qui avait beaucoup de succès, une figure ambitieuse, qui fournissait, par exemple, des compagnies aériennes de haute qualité du genre de celles qu'ils aimeraient poursuivre. Et l'une des choses dont je me souviens lorsque je suis allé pour la première fois en Inde, c'est le vol que j’ai fait avec la compagnie aérienne Kingfisher.
Je n'avais aucune idée de ce que c'était vraiment, mais je me souviens d'avoir écrit un mail après coup pour dire à quel point ce vol était agréable. Parce que, oui, Kingfisher était une compagnie aérienne qui proposait une qualité de service hors du commun. Le problème, c'est qu'elle ne gagnait pas d'argent. En classe économique, vous aviez de beaux sièges, vous aviez des télévisions, ils vous donnaient des glaces gratuites et de la nourriture assez bonne. Les avions étaient tous neufs. Je veux dire, comparé à la qualité d'easyJet et de Ryanair en Europe, cela sortait vraiment du lot. Mais comme je l'ai dit, le problème était qu'il avait construit une excellente compagnie aérienne qui était bien trop chère pour être exploitée selon les normes indiennes. C'est en grande partie pour cette raison qu'elle a fait faillite.
Un autre des personnages que tu évoques dans ton livre, c’est Mukesh Ambani. Il est maintenant assez connu en Europe grâce à la croissance de son empire des télécommunications autour de la marque Jio. Qui est Mukesh Ambani et pourquoi on devrait s'intéresser à ce qu'il fait en Inde ?
Mukesh Ambani est l'homme le plus riche d'Asie. Et ce n'est pas impossible qu’il devienne un jour l’homme le plus riche du monde. Il lui reste du chemin pour rattraper Jeff Bezos et consorts, mais c'est vraiment un homme d'affaires extraordinaire. Je pense que c'est la figure déterminante du monde des affaires en Inde aujourd’hui.
Son histoire est légendaire. Son père travaillait comme pompiste à Aden, près du Yémen, dans ce qui était encore l'Empire britannique. D’un petit commerçant pauvre revenu en Inde, le père de Mukesh a créé ce qui allait devenir un empire industriel, autour de la fabrication de textiles, de nylon, puis dans le raffinage du pétrole. Il est devenu l'homme le plus riche du pays. Ce personnage très riche, très puissant, très machiavélique, pratiquait l’art du capitalisme de copinage.
À sa mort, ses deux fils se sont disputés le contrôle de la société dans une querelle titanesque. Le fils aîné, Mukesh Ambani, a gagné la bataille familiale et est devenu le porte-drapeau de la famille. Il est considéré aujourd’hui comme un personnage extraordinaire, non seulement pour sa richesse, mais aussi parce qu'on suppose qu'il possède un pouvoir politique hors du commun : il est, selon les observateurs, capable d'obtenir tout ce qu'il veut de la part des pouvoirs publics en Inde.
Ce qui est intéressant à propos de Mukesh Ambani, c’est ce qu’il a fait de son héritage familial. Souvent quand un père construit un empire, le ou les fils se contentent de gérer la fortune, voire de la dilapider, et l’empire se met finalement à décliner. Ce n’est pas ce qui s’est passé avec Mukesh Ambani. Il a pris cet empire industriel, dans le raffinage du pétrole, l'exploration pétrolière, la pétrochimie, et a construit à partir de rien ou presque un nouvel empire dans le numérique et le e-commerce. Le vieux groupe industriel dont il a hérité était extrêmement rentable, mais il ne s’en est pas contenté. Au moment où j'ai commencé à écrire mon livre, il a commencé à investir massivement dans les télécoms et la vente en ligne.
Il a construit de toutes pièces un réseau 4G indien. C’est un peu comme construire un réseau 4G entièrement nouveau pour toute l'Europe, sauf que c'est dix fois plus difficile de le faire en Inde. Cela a coûté environ 30 ou 40 milliards de dollars. Ce genre d'investissement n'avait jamais été entrepris auparavant. Il a ainsi bouleversé le marché indien des télécoms.
Maintenant, il est en train de faire la même chose dans d’autres domaines, notamment le commerce en ligne. Il a des ambitions démesurées. Il incarne tout ce sur quoi je voulais écrire dans mon livre. Il est immensément riche. Il vit dans un palais mirifique dans le centre-ville de Mumbai (appelé Antilia), qui figure sur la couverture de la plupart des éditions de mon livre.
Oui, une des maisons d’édition n’a pas voulu d'Antilia en couverture. Et une autre en a bien voulu. Je ne me souviens pas laquelle. Peux-tu nous raconter cette histoire ? Pourquoi était-ce si controversé pour la maison d'édition ?
James Crabtree : En gros, les Américains sont les plus courageux, parce qu'ils ont les lois les plus strictes en matière de diffamation. Mais pour écrire un livre comme celui-ci, il faut être très prudent sur le plan juridique, car les magnats de l'Inde sont extrêmement enclins à poursuivre les journalistes en justice. Les deux autres éditeurs ont donc décidé qu'ils devraient probablement faire figurer autre chose sur la couverture, au cas où le fait que le bâtiment soit sur la couverture attirerait une injonction. Et finalement, c'est ce qui s'est passé. Et j'ai moi-même eu plusieurs problèmes judiciaires en Inde avec la famille Ambani.
Mais de toute façon, ce bâtiment était très fascinant. Et Ambani est extrêmement riche, même dans les catégories de ce que j'appelle dans le livre les Bollygarchs indiens, les oligarques indiens. Et il avait aussi cette relation très mystérieuse avec le système politique indien. Tout le monde pensait qu'il était extrêmement puissant, qu'il avait les partis politiques entre ses mains, qu'il faisait d'énormes dons politiques et qu'il était maître, comme son père l'avait été avant lui, de faire fonctionner le système politique indien à son avantage et au détriment de ses concurrents.
Tout cela m'a complètement fasciné. La seule frustration d'Ambani est qu'il est en fait très timide en matière de publicité et qu'il ne fait que très rarement des interviews. Et donc, contrairement à presque tous les autres personnages, et en particulier à Mallya, je n'ai pas vraiment eu accès à lui. Je l'ai rencontré à plusieurs reprises dans des situations sociales en public et je lui ai parlé très brièvement.
Tu as été dans son hélicoptère, n'est-ce pas ?
James Crabtree : Oui, j'ai pu voler dans son hélicoptère jusqu'à son siège social et on m'a fait visiter et on m’a donné accès à certains de ses collaborateurs. J'ai appris à connaître son entreprise et les gens autour de lui. Mais je n’ai malheureusement pas pu l'interviewer lui-même, ce qui est dommage. Je n'ai pas non plus pu entrer chez lui. Je pense qu'une fois que j'ai commencé à écrire sur lui, j'ai été rayé de la liste des invités.
Je pense que beaucoup de vos auditeurs devraient prêter attention à lui parce que, de la même façon que quelqu'un comme Jack Ma d'Alibaba ou Pony Ma de Tencent, en sont venus à incarner le dynamisme et les contradictions de la scène technologique chinoise, Ambani est maintenant destiné à être le géant technologique de la prochaine décennie en Inde.
Et je pense qu'il est maintenant peu plausible d'imaginer que quelqu'un d'autre va jouer ce rôle, en partie parce que le gouvernement le soutient essentiellement parce qu’il espère qu’Ambani va faire pour l'Inde ce qu'Alibaba et Tencent ont fait pour la Chine : créer une sorte de géant à l'échelle mondiale qui sera le champion national de l'Inde. Nous entendrons tous beaucoup parler de Reliance Jio et de ses projets associés dans les années à venir.
Jio a donc l'ambition de connecter tout le monde en Inde, penses-tu que Jio pourrait devenir le prochain Alibaba ? Aussi grande que n'importe quel autre géant asiatique du numérique ?
James Crabtree : Je ne pense pas que Jio deviendra aussi grand à court terme qu'une entreprise comme Alibaba ou Tencent, mais c'est parce que l'économie indienne est beaucoup plus petite que celle de la Chine, et qu'il faudrait donc que Jio capte une part invraisemblable de tout ce qui se passe en Inde. Néanmoins, elle a connu jusqu’ici un succès hors du commun.
En général, je pense que je suis considéré comme un critique d'Ambani. Et c’est vrai que je vois beaucoup de signes inquiétants pour l'Inde, notamment dans l'approfondissement de l'emprise de la classe oligarchique sur la vie publique indienne. Pour un consommateur indien, ce que Mukesh Ambani a fait ces cinq dernières années a été formidable. Il est désormais possible de se rendre presque partout dans le pays et bénéficier d'un accès Internet raisonnablement rapide sur son téléphone – pour presque rien ! Cela a donc été une véritable aubaine pour les consommateurs ordinaires. Cela a également été un énorme avantage pour l'écosystème numérique, car n’importe quelle entreprise numérique a maintenant une multitude de clients potentiels, équipés et connectés. Au lieu d'être, disons, quelques centaines de millions, il s'agit en fait d'un milliard de personnes qui sont maintenant en ligne en Inde sur leur téléphone. Connecter la deuxième moitié (500 millions de personnes !), cela s'est fait grâce à Mukesh Ambani !
Cela dit, vous devez garder l'Inde dans votre tête comme l'Inde qu'elle est, par opposition à l'Inde que les gens pourraient vouloir qu'elle soit. On entend donc toutes sortes de grandes prédictions sur la taille de la classe moyenne indienne. On nous enjoint de parier sur une classe moyenne indienne de 200 ou 300 millions de personnes, ce qui semble extraordinaire : c'est presque toute la population de l'Europe ! Mais en réalité, la classe moyenne indienne, suivant la vision qu’on a de la classe moyenne en Europe, est probablement composée de 10 ou 20 millions de personnes.
Récemment, des économistes [comme Banerjee et Duflo] ont fait un travail de recherche sur l'importance réelle de la classe moyenne indienne, telle qu'on la reconnaîtrait dans une société occidentale, et ont découvert qu'elle est beaucoup plus petite qu'on ne le pense. Si vous pensez à la proportion de la population qui a une carte de crédit, possède une voiture et voyage à l'étranger, ces chiffres sont très faibles par rapport à l'ensemble de la nation.
Pour une entreprise comme Reliance Jio, cela signifie qu'il y a toujours un plafond naturel au nombre de personnes qui vont commencer à faire des transactions en ligne, car l'univers des personnes qui font cela est encore assez petit. Ce nombre augmentera considérablement au cours des dix prochaines années, et Mukesh Ambani remportera une grande partie de ces affaires. Néanmoins, l'Inde n'est pas encore la Chine et ne va pas se développer au même rythme que la Chine, parce que l'Inde est confrontée à toutes sortes de limites, sur lesquelles nous pouvons revenir.
La réponse à ta question est donc que Reliance Jio, l’entreprise numérique de Mukesh Ambani, va être un acteur très important sur la scène technologique asiatique, mais qu’elle ne sera probablement pas aussi importante ou aussi profitable que les géants chinois comme Tencent ou Alibaba – et cela tient davantage à l'Inde qu’à Mukesh Ambani lui-même.
Dans quelle mesure cette comparaison avec l'âge d'or américain (fin du XIXe siècle) est-elle vraiment pertinente ? Quelle est l'ampleur des inégalités en Inde ? Quelle est la force du copinage et de la corruption de ces oligarques ? Et d’où vient cette expression de “Raj” que l’on trouve partout à propos de l’histoire indienne ?
Quand on est britannique, cette expression est bien connue. Le “Raj”, c’est ce qui désigne la période de l’empire britannique dans le sous-continent indien (de 1850 à 1947). Le “Raj impérial”, c’est la “domination”. Cette expression est souvent utilisée en Inde pour décrire de nombreux types de régimes différents. Elle est utilisée pour caractériser un type de système politique. Le plus célèbre est le “Raj des permis et des licences”, pour parler de l'ère socialiste, d’un système de gouvernement dans lequel il fallait une licence, un permis ou un quota pour faire quoi que ce soit.
Par exemple, si tu fabriquais des chapeaux dans une usine, il te fallait une licence qui disposait que ton usine pouvait fabriquer 20 000 chapeaux par an. Tu ne pouvais alors fabriquer que 20 000 chapeaux parce que c'est ce qu’on t’avait autorisé à fabriquer. Et tu ne pouvais exporter que 500 chapeaux parce que c'était la quantité qui devait être exportée. Il y avait toutes sortes de règles à l'époque socialiste. C'est pour cela qu’on a appelé cette période le “Raj des licences”.
Il y a trois grands thèmes dans mon livre. Le premier, c’est l'extraordinaire ascension des super-riches. Le deuxième, c’est le capitalisme de copinage, la collusion entre les entreprises et l'élite politique, et la grande corruption qui a commencé à se produire en Inde. Et le troisième, c’est le fonctionnement du système financier indien et sa propension à connaître des cycles d'expansion et de ralentissement, au cours desquels les gens empruntent trop et voient ensuite leurs entreprises s'effondrer.
Ces trois éléments existaient aussi pendant le Gilded Age américain. C'était aussi une époque de création de richesses sans précédent. On appelait alors les grands industriels la “classe des millionnaires”. Les barons voleurs étaient les personnes les plus riches de la planète à cette époque. Andrew Carnegie Hall, JP Morgan, Rockefeller, Leland Stanford, ce genre de personnages.
Mais il y a aussi d’autres phénomènes communs : une politique urbaine trouble, une classe politique corrompue et des changements sociaux plus larges – une industrialisation et urbanisation rapides. La population de Chicago se comptait par dizaines de milliers au milieu du XIXe siècle, puis par millions 50 ans plus tard.
C'est ainsi que sont nées les mégalopoles et la classe moyenne – pas seulement en Amérique. J’ai réalisé que ces périodes caractérisées par ces transformations, l'énorme richesse industrielle, la corruption, l'émergence d'une classe moyenne, l'urbanisation, avaient eu lieu dans de nombreux pays différents à un certain stade de développement. Cela s'est produit en Grande-Bretagne 50 ans plus tôt qu'aux États-Unis. C'est arrivé au Japon et en Corée du Sud. Je me suis intéressé non seulement aux parallèles entre l'Amérique du Gilded Age et l'Inde du Billionaire Raj, mais plus généralement, à ce qui arrive à un pays à ce stade précoce du capitalisme qui conduit à la montée de l'inégalité et l'enracinement de la richesse au sommet.
Quelles leçons peut-on tirer de tout cela ? Le côté négatif, c’est que l'Inde a de sérieux problèmes à résoudre en termes d'inégalités et de corruption du système politique. Mais le côté positif, c'est que de nombreux autres pays ont déjà traversé une période comparable, y compris presque tous les pays asiatiques qui ont réussi et que l'Inde pourrait prendre pour modèle.
Singapour, la Corée du Sud, Taiwan, ils ont tous connu des périodes où ils avaient des gouvernements autocratiques, une corruption rampante, et ils s'en sont tous sortis de la même manière que l'Amérique au début de l'ère progressiste, en passant par le New Deal et en culminant après la Seconde Guerre mondiale, dans une société très changée et beaucoup plus progressiste. Et donc, dans un sens, j'ai essayé de tirer de tout cela quelques leçons d'optimisme.
Mais c'est un cas théorique d'optimisme. Le livre a fait l'objet d'une critique dans le New York Times, qui a été généralement positive. Mais je me souviens d'une des lignes qui m'a frappé. L'auteur de la critique a donc déclaré que M. Crabtree estime qu'il y a des raisons d'être optimiste quant à l'avenir de l'Inde. Mais si vous lisez son livre, vous trouverez très peu de raisons pour cela. Et je suppose que je serais d'accord avec lui, que la plupart du livre soulignait des problèmes.
Et je pense que pour être honnête, depuis lors, bien que je ressente une énorme affection pour l'Inde et que j'aimerais continuer à y retourner et à voir d'énormes forces dans de nombreux domaines du système indien, et en particulier chez les Indiens qui sont immensément impressionnants et pleins de ressources, l'avenir de l'Inde semble moins brillant trois ans après que j'ai écrit ce livre qu'il ne l'était avant, en particulier à la suite de Covid.
Néanmoins, sur le long terme, il est clair que l'Inde va continuer à devenir un acteur économique et politique beaucoup plus important sur la scène mondiale. Je pense donc qu'il faudra peut-être un peu plus de temps pour que cela se produise. Mais néanmoins, je pense que la thèse de base du livre s'est plutôt bien tenue, du moins à court terme, et que les problèmes de l'Inde liés au Raj milliardaire se sont aggravés.
Si tu as encore quelques minutes, j'aimerais que tu dises quelques mots sur le présent et sur ta situation actuelle en Inde.
Oui, je n'ai pas parlé de cela, car je me suis habitué à parler surtout de la Chine maintenant !
Exactement. Que s'est-il passé en Inde depuis la publication de ton livre ? C'est l'un des pays les plus touchés par la pandémie, y compris maintenant en termes de décès, même si la population est très jeune... Et le choc économique est sans précédent. On a beaucoup parlé du confinement très strict qui a été imposé par le Premier ministre Narendra Modi très tôt, probablement trop tôt. Il a été critiqué parce qu'il a poussé les gens qui sont retournés dans leurs villages éloignés à propager très rapidement la maladie dans des endroits reculés.
Quel est l'impact de ce qui s'est passé ces neuf derniers mois sur la classe des milliardaires que tu as décrit, sur l'économie dans son ensemble et sur les gens ordinaires, et en particulier les femmes ? J'ai lu que l'Inde connaissait l'une des pires "Shecessions" [une récession qui touche particulièrement les femmes]. Qu'en penses-tu ?
Le covid-19 a touché l'Inde de plein fouet. Ce sera bientôt le pays le plus touché au monde. Et sans qu’il y ait une fin en vue. En fait, la situation continue de s'aggraver. Et le gouvernement n'a aucun moyen plausible de ramener la situation sous contrôle, du moins de ce que j’en vois. Et donc, cela a eu un effet dévastateur sur l'économie indienne au cours du dernier trimestre : sa taille a diminué d'un quart. Une contraction du PIB indien de 25% !
C'est donc très grave. On risque de voir plus d'agitation sociale. Le gouvernement reste assez populaire, mystérieusement populaire sous le Premier ministre Narendra Modi. Mais on parle du genre de changements économiques qui vont faire reculer de beaucoup les progrès du pays en matière de réduction de la pauvreté, par exemple. Je pense qu'il faudra beaucoup de temps à l'Inde pour se sortir du trou creusé par le Covid.
Quel effet cela a-t-il eu sur les super riches ? Probablement pas tant que ça. Selon ce qu'ils possèdent, bien sûr, ils sont affectés différemment. Par exemple, s'ils possèdent des compagnies aériennes ou des restaurants, ça les frappe fortement. S'ils possèdent des entreprises numériques, en revanche, la pandémie est plutôt bénéfique.
Comme pour tout le reste dans le monde, les milliardaires indiens sont plus immunisés contre presque tous les effets du virus puisqu’ils ont beaucoup d’argent. Les véritables difficultés ont été ressenties par les personnes qui se trouvent au bas de l'échelle sociale, en particulier les migrants de l’intérieur. On a vu ces scènes de centaines de milliers de personnes devant marcher depuis les grandes villes jusqu'à leurs villages parce qu’ils avaient perdu leur emploi. Et oui, cela ne me surprendrait pas du tout que le gros de ces problèmes ait été ressenti par les femmes. En Inde, la moitié de la population travaille encore dans l'agriculture. Donc, encore une fois, il faut garder à l'esprit le genre de pays auquel nous avons affaire. Ce n'est pas encore une société industrielle entièrement urbaine. La moitié du pays travaille donc dans l'agriculture et une très grande partie du reste dans l'économie informelle.
La pandémie et le confinement ont donc rendu les choses plus difficiles pour les nombreuses personnes en Inde qui se débrouillent en faisant des petits bouts de cuisine ou de nettoyage ou en travaillant chez les gens. Les femmes sur le marché du travail auraient été particulièrement touchées par cette situation. Donc oui, je suis sûr que les femmes auront été très touchées par cette crise…
... Mais c'est aussi la violence, la violence familiale, et le fait d'être obligé de rester à la maison avec des mariages forcés et des choses comme ça. Ces choses ont empiré. Il ne s'agit pas seulement de difficultés économiques.
L'Inde connaît des niveaux de violence très choquants à l'égard des femmes, dont une grande partie est également liée à d'autres problèmes, à la violence des castes et à ce genre de choses. Et je suis sûr que, comme cela a été vrai dans les sociétés européennes, les périodes de stress social ont exacerbé ces tendances existantes d'une manière terrible.
Mes dernières questions concernent Singapour et la Chine. En Europe et aux États-Unis, on parle beaucoup de la Chine et de la nouvelle guerre froide entre la Chine et l'Occident. Mais quelle est la situation à Singapour et en Asie ?
Comment est la vie à Singapour ? Nous savons que cette “guerre froide” affecte les relations entre l'Inde et la Chine, évidemment. Mais comment affecte-t-elle Singapour en particulier ? Maintenant que Hong Kong ne peut plus jouer le rôle de carrefour entre l'Orient et l'Occident, cela va-t-il donner encore plus de force à Singapour ? Ou bien penses-tu que le fossé entre l'Est et l'Ouest va se creuser de plus en plus ?
C'est une question intéressante. Singapour se situe évidemment en Asie du Sud-Est et Singapour est composée d’une population majoritairement d'origine chinoise (80%) qui parle aussi l'anglais. Ils ne parlent pas souvent très bien le mandarin, comme l’observent leurs amis chinois. Mais Singapour n’en est pas moins le seul pays d'Asie du Sud-Est à être majoritairement peuplé de Chinois.
L'Asie du Sud-Est est donc un endroit curieux pour observer le déroulement de la nouvelle guerre froide, et ce pour deux raisons. Premièrement, parce que de nombreux pays de cette partie du monde sont très dépendants du commerce et sont connectés à l'économie mondiale. Ils sont donc très, très inquiets sur le plan économique. Et puis il y a les conflits entre les superpuissances. Ceux qui se souviennent de l'histoire de l'Asie du Sud-Est se souviennent de la guerre en Corée, au Vietnam et au Cambodge. Il y a longtemps, l'Asie du Sud-Est ne ressemblait pas à l'Europe, riche, prospère et pacifique, mais plutôt à l'Afrique, déchirée par la guerre et tragiquement pauvre. C'est ainsi qu’on voyait l'Asie du Sud-Est au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
L'Asie du Sud-Est s'est transformée en quelque chose qui ressemble davantage à l'Asie de l'Est, une région riche et prospère, du moins certains de ses pays, Singapour en particulier, mais aussi dans une certaine mesure, la Thaïlande, la Malaisie sont maintenant des pays assez développés. Ils sont donc très inquiets face à cette “guerre froide”. Mais d'un autre côté, je pense qu'on y accepte davantage la réalité de la montée en puissance de la Chine.
Depuis un certain temps déjà, on observe ce virage très anti-chinois. Cette année a vu deux nouveaux développements très importants, l'un en l'Europe, où on prend un virage beaucoup plus dur contre la Chine, et l'autre en l'Inde, où, à cause de ce qui s'est passé dans l'Himalaya, l’Inde a pris un virage décisif et est désormais beaucoup plus sceptique vis-à-vis de la Chine. On assiste donc à un durcissement des lignes de bataille, pour ainsi dire, avec les États-Unis et la Chine comme principaux concurrents.
On voit ce groupe de pays qui, bien qu'ils ne soient plus du tout enchantés par les États-Unis et qu'ils n'apprécient pas le leadership de Trump, sont devenus beaucoup plus sceptiques à l'égard de la Chine, beaucoup plus inquiets. Et cela inclut la plupart des pays d'Europe, la France, l'Allemagne, le Royaume-Uni, et même certains comme l'Italie, qui ont flirté avec la Chine. Il y a aussi le Japon, l'Australie, le Vietnam, l'Asie du Sud-Est et maintenant l'Inde. Il y a donc ce groupe qui s'inquiète de la Chine, mais les pays d'Asie du Sud-Est où je vis n'en font pas vraiment partie.
Dans ce groupe, on voudrait que les superpuissances s'entendent entre elles, on ne veut pas que les superpuissances se battent et on ne veut pas être forcé de choisir entre les superpuissances. “Ne nous obligez pas à choisir”, disent-ils. Nous voulons que l'Amérique reste en Asie et nous voulons que la Chine puisse grandir sans malmener ses voisins. Et nous voulons pouvoir faire des affaires avec la Chine. Et le grand problème du moment dans cette partie du monde c’est que, malheureusement pour l'Asie du Sud-Est, ce non choix, cette neutralité, devient presque impossible. Dans le numériquen en particulier, il faut de plus en plus choisir.
Dans le commerce mondial, on va devoir prendre parti, si ce n'est de la même manière qu’on l’a fait pendant l'ancienne guerre froide. Cela ne se passera pas tout à fait comme ça, mais il sera très difficile de maintenir une neutralité entre les États-Unis et la Chine. Cela crée donc un véritable dilemme pour tous les pays d'Asie du Sud-Est quant à la manière dont ils doivent gérer une période de concurrence entre les grandes puissances américaines et chinoises, qui se détériore rapidement.
À terme, l'Inde jouera elle aussi un rôle dans cette situation. Nous sommes au début de ce que beaucoup appellent le siècle asiatique, et le siècle asiatique, c’est un siècle où l'Asie deviendra, est déjà devenue et deviendra encore plus le centre économique du monde, et donc le centre culturel et politique du monde. Mais on voit aussi, dans une certaine mesure, l'Asie du Sud-Est devenir la pièce maîtresse de la concurrence géopolitique entre les grandes puissances, tout comme l'Europe centrale l'a été au XXe siècle.
Au milieu du XXe siècle, l'histoire du monde se concentrait en grande partie sur des villes comme Berlin et Vienne. Comme tu le sais, c'était le cœur de la concurrence entre les superpuissances. C'est là que se déroulaient les films et les romans d'espionnage. Beaucoup de ces événements vont maintenant se produire en Asie. Ce sera dans des endroits comme Taïwan ou Hong Kong. Les futurs espions seront au centre de la compétition géopolitique dans ces pays pris au milieu de tout cela, comme le sont les pays d'Asie du Sud-Est. Il nous faudra apprendre à naviguer dans ce nouveau monde avec beaucoup de prudence. Il y a donc un grand sentiment de nervosité, je pense, quant à la direction que prendront les choses.
Je pense qu'en Europe et en Amérique et, dans une certaine mesure, en Inde, on a pris une position “morale” contre la Chine, qui n’est pas sans présenter un certain nombre de dangers. Je suis britannique, et au Royaume-Uni, il semble très clair que c’est bien commode pour les partisans du Brexit, à droite de l’échiquier politique. Ils deviennent maintenant des anti-Chinois purs et durs, parce qu'ils ont trouvé avec la Chine un nouveau bouc-émissaire moral et économique maintenant qu’ils ne peuvent plus tout reprocher à l’Union européenne.
Donc, dans un sens, dans les pays qui se sont retournés contre la Chine, il y a beaucoup d'énergie qui est venue de ce virage anti-Chine, une énergie politique que les élites politiques trouvent en quelque sorte en s'opposant à la Chine pour faire quelque chose qu'au moins à court terme, ils aiment faire. Je n'ai pas du tout cette impression en Asie du Sud-Est. L'inquiétude est bien plus grande quant à la façon dont le monde évolue et à ce qui va arriver à ceux qui sont pris entre les géants géopolitiques.
C'est fascinant. Vas-tu rester à Singapour pour voir ce qui va se passer ensuite ?
Oui, nous ne comptons pas bouger pas pour le moment. Singapour est un endroit très agréable à vivre. Et nous avons des enfants encore jeunes. Singapour est un endroit fantastique pour élever des enfants, surtout en période de pandémie, parce que les écoles sont ouvertes malgré tout. Mais plus généralement, je trouve que l'Asie est infiniment fascinante – même si, à un moment donné, nous retournerons peut-être en Europe. Plus je vieillis, plus j'aimerais passer plus de temps en Europe. Mais intellectuellement, les choses importantes qui vont se produire dans le monde au cours du siècle à venir vont surtout se produire en Asie. C'est pour ça que c’est bien d'être ici, d'avoir un siège au premier rang.
Passionnant. Nous, en Europe, ne pouvons pas aller en Asie en ce moment. C’est frustrant. Merci beaucoup pour cette interview fascinante, James. Tu nous auras fait voyager.
Merci beaucoup. C’était un plaisir pour moi aussi. Merci beaucoup pour cette conversation sur tous ces sujets passionnants.