Voici, dans cette édition de Nouveau Départ, ma conversation avec Olivier Jeannel, fondateur et dirigeant de Rogervoice, une entreprise du portefeuille de The Family qui sous-titre les conversations pour les personnes sourdes et malentendantes… et rend ainsi le monde plus accessible pour tous.
Bonne écoute (ou bonne lecture ci-dessous 👇) !
Bonjour à tous. Je suis Nicolas Colin, cofondateur avec Laetitia Vitaud de Nouveau Départ, le média de la crise et de la transition. Aujourd’hui, je reçois en interview Olivier Jeannel, le fondateur et dirigeant de Rogervoice, entreprise qui développe une application pour sous-titrer les appels téléphoniques à l’attention des personnes sourdes et malentendantes – mais aussi, potentiellement, de tout un chacun ! Bonjour Olivier, bienvenue sur Nouveau Départ !
Bonjour Nicolas !
Merci beaucoup Olivier de m’accorder un peu de ton temps. Je vais commencer par la première question rituelle qu'on pose à tous nos invités : comment s'est passée pour toi cette année de pandémie ? Pour toi et pour Rogervoice, bien sûr ! Quel a été l'impact de tout ça sur ton quotidien?
Eh bien écoute, tout ça nous a pris de court, comme tout le monde. Nous sommes aujourd'hui le 16 mars, date anniversaire du confinement en France [et de l’enregistrement de ce podcast]. Et il y a un an, nous avons senti la vague venir : en 48 heures, il nous a fallu migrer totalement en télétravail. Nous le pratiquions déjà à petite dose, donc c'est une transition qui a été plus facile à gérer que pour d'autres entreprises. Mais ç'a néanmoins été un ajustement pour nous et pour beaucoup de nos clients et utilisateurs, qu'il nous a fallu suivre !
Ensuite, nous nous sommes sentis portés par cette vague de la migration vers le télétravail. Il faut dire que les télécommunications ont été l’un des grands bénéficiaires de cette pandémie, disons-le comme ça. Les mesures de confinement qui ont été imposées ont obligé les uns et les autres à communiquer de plus en plus à distance, ce qui est l’objet même des télécommunications.
On va parler de tout ça plus en détail, bien sûr, mais avant ça raconte-moi un peu ton parcours. Que faisais-tu avant la création de Rogervoice il y a 7 ans ?
À l’époque, je travaillais chez Orange et un cousin m’avait mis en relation avec Oussama [Ammar, cofondateur de The Family]. J’ai fini par le rencontrer et, quand je lui ai expliqué mon idée, il m’a dit “Tu es fou, mais je vais t’aider”. A cette époque, j’ai notamment réalisé que grâce au système des allocations chômage il m’était possible de quitter mon emploi et de recevoir des allocations pendant presque deux ans. Incroyable, comme opportunité !
J’étais donc chez Orange, j’explorais cette idée depuis un moment, sous-titrer les appels téléphoniques. Le sujet n’était pas si nouveau : de nombreuses initiatives existaient déjà. Mais une chose a changé la donne : l’émergence des smartphones et des fonctionnalités de reconnaissance vocale dont la plupart d’entre eux sont équipés.
2011, en particulier, c’est l’année du lancement de Siri. Au début, on s’est beaucoup moqué de ces fonctionnalités encore rudimentaires, mais aujourd’hui c’est devenu bluffant ! Mais pour moi, c’était déjà une source d’inspiration : ma vision était qu’on puisse communiquer sans se heurter aux frontières ni à la barrière de la langue, tout cela grâce à une application accessible à moindre coût. L’enjeu me semblait énorme du point de vue de l’accessibilité. Les outils de reconnaissance vocale étaient encore loin d’être parfaits à l’époque, mais il fallait bien commencer quelque part. Et aujourd’hui, les progrès accomplis sont impressionnants.
Que faisais-tu exactement chez Orange ? Étais-tu ingénieur, côté infrastructure, ou plutôt focalisé sur les usages et la commercialisation des produits ?
Chez Orange, j’ai d’abord travaillé à la direction financière, puis j’ai été parachuté en Espagne, à Madrid, pendant deux ans. J’ai ensuite passé quatre ans à la direction des contenus, où je m’occupais de bâtir des plans d’affaires. J’étais spécialisé dans la planification et cela m’a permis d’améliorer ma connaissance du marché des télécoms et des modèles d’affaires qui existent dans le champ des médias.
C’est donc là que tu as cette idée de sous-titrer les appels téléphoniques. Tu vois émerger ces nouvelles briques technologiques – la reconnaissance vocale, les smartphones que tout le monde emmène dans sa poche en permanence. Et grâce à tout cela, des nouvelles applications deviennent possibles.
Peux-tu nous raconter ces anecdotes stupéfiantes dont tu te sers pour illustrer la finalité de Rogervoice ? Nous autres qui entendons (à peu près) bien, nous ne mesurons pas à quel point le téléphone, cet outil inventé pour faciliter la communication, peut devenir une barrière pour les personnes sourdes et malentendantes ! Raconte-nous les problèmes concrets que permet de résoudre la reconnaissance vocale et le fait de sous-titrer les communications téléphoniques.
Eh bien, nous en faisons justement l’expérience avec cette conversation : ce que tu dis est sous-titré pour moi grâce à Rogervoice, et je peux ainsi répondre à tes questions ! Tout cela c’est assez nouveau – ce n’était pas du tout évident à l’époque où j’ai lancé Rogervoice. Et c’était très loin d’être une priorité pour la plupart de mes interlocuteurs chez Orange.
Mais je ne me suis pas laissé décourager. J’en ai beaucoup parlé autour de moi. Lors d’une soirée de fin d’année, je me suis permis d’aborder le directeur technique d’Orange, qui se trouvait là, et de lui parler brièvement de mon projet. Il m’a demandé de venir le voir et de lui parler des détails et la semaine d’après, j’étais dans son bureau. Ensuite, je me suis rendu dans les locaux de Orange Valley.
Tout est ensuite allé très, très vite. Les gens se sont emballés. Bien sûr c’était compliqué de faire démarrer la machine, de trouver des soutiens, de créer une unité, d’allouer un budget. J’ai fini par me heurter à des difficultés, par manquer d’encouragements, et cela m’a conduit à quitter Orange pour monter Rogervoice.
Et pour revenir à ta question, c’est vrai que les personnes sourdes et malentendantes ont les plus grandes difficultés à communiquer dès lors que cela passe par le téléphone. C’est quelque chose que j’ai moi-même beaucoup éprouvé au quotidien. On ne peut tout simplement pas se passer du téléphone aujourd’hui, c’est une réalité.
Par exemple, les services après-vente des grandes entreprises comme EDF ou Darty font tout pour empêcher les clients d’accéder à leur centre d’appel : il faut parfois cinq à dix clics avant d’avoir un interlocuteur au bout du fil ! Mais, malgré ces efforts pour dissuader l’usage du téléphone, ce centre d’appel existe toujours et il est souvent la seule façon de résoudre certains problèmes ou d’accéder à certaines informations.
Lorsque les gens finissent par trouver le numéro, ils franchissent une étape importante : avoir un interlocuteur au bout du fil permet de résoudre des problèmes très particuliers ou d’avoir des réponses à des questions compliquées. Les entreprises essaient de donner un maximum d’information en ligne pour éviter la saturation des centres d’appels, mais nombreux sont les cas où il faut avoir quelqu’un au bout du fil.
La même chose existe dans la vie de tous les jours. Appeler ses proches, joindre la crèche parce que son enfant est malade : tout cela se passe par téléphone. Or tout un pan de la population a des difficultés à utiliser ce moyen de communication : c’est le cas des personnes âgées qui entendent moins bien et doivent s’équiper d’appareils auditifs ; c’est le cas des personnes plus jeunes nées avec une surdité profonde ou qui ont été victimes d’accidents de la vie ou de maladies. On parle, rien qu’en France, de 500 000 personnes qui ne peuvent pas téléphoner au quotidien du fait de leur surdité !
Qu’a-t-on fait pour cette population laissée pour compte ? Jusqu’à présent, pas grand chose. Mais récemment, on a enfin sauté le pas.
On a parlé du smartphone, on a parlé des logiciels de reconnaissance vocale. Dis-nous-en un plus sur Rogervoice par rapport à tout ça : c’est une sorte de couche applicative qui utilise des briques technologiques développées par d’autres, notamment Apple, c’est bien ça ?
C’est bien cela. Il y a à la fois une activité d’opérateur télécom, qui consiste à assurer la communication entre deux personnes, et la mise au point d’une interface pour rendre cette communication accessible pour les personnes sourdes et malentendantes. Au début, on a externalisé beaucoup de choses pour pouvoir se concentrer sur l’essentiel en interne. Nous recourons à des technologies de téléphonie comparable à celles utilisées pour les visioconférences. Et il y a aussi des technologies de traitement, par exemple pour réduire les délais de transmission.
Tout cela se fait dans un contexte de progrès technologique continu. Par exemple, on fait sans cesse des progrès en matière de sous-titrage, donc la barrière descend et nous devons rester compétitifs. Du coup, pour moi, l’objectif n’est pas d’avoir les meilleurs sous-titres possibles. L’objectif c’est plutôt que la transformation de la voix en sous-titres soit fluide et fasse l’objet d’une ergonomie irréprochable.
En effet, et la raison c’est qu’on parle de conversations téléphoniques – c’est-à-dire vraiment une partie de notre vie quotidienne, quelque chose qu’on fait habituellement et sans vraiment réfléchir, pour un besoin souvent immédiat. La plupart des coups de fil ne durent que quelques minutes, par exemple, comme tu l’as dit, pour informer la crèche que son enfant est malade. Dans ces conditions, il faut que l’expérience utilisateur soit simple et fluide, ne pas avoir à passer par quinze étapes successives ou à connecter différents appareils entre eux pour transmettre une information aussi rudimentaire.
Par ailleurs, puisqu’il s’agit de conversations téléphoniques, si je ne me trompe pas la barre est moins haute que pour des retranscriptions de texte par exemple. Laetitia et moi avons été confrontés à ça avec Nouveau Départ : transcrire une interview en anglais à l’aide d’un logiciel, corriger la transcription, puis la traduire en français à l’aide d’un autre logiciel, puis ensuite corriger à nouveau la traduction pour que ça soit lisible. Là, dans le cas de Rogervoice, on parle de conversations beaucoup plus triviales – encore une fois, des propos qu’on s’échange au téléphone, des informations qu’on transmet à divers interlocuteurs,, des instructions qu’on donne à des collaborateurs.
Dans tous ces cas, on n’a pas besoin d’une grammaire parfaite ou d’une orthographe irréprochable. Du coup, comme tu le dis, la barre n’est pas si haute en matière de génération de sous-titres et l’enjeu est ailleurs : l’optimisation de tout ce flux de traitement, de la captation de la voix jusqu’à la génération des sous-titres dans une interface facile à utiliser. Et Rogervoice a beaucoup avancé sur ce front depuis 7 ans. Tu me disais que tu internalises de plus en plus, dis-nous en peu plus !
Oui, Rogervoice emploie aujourd’hui 46 salariés avec des profils très variés.
Nous employons plusieurs interprètes en langue des signes pour pouvoir proposer des services de traduction en langue des signes à des clients. Nous proposons aussi des services de correction de sous-titrage en temps réel pour des applications plus exigeantes que les conversations du quotidien. Et, bien sûr, nous employons des développeurs informatiques ainsi qu’un directeur produit et une graphiste chargée de notre identité visuelle sur tous nos supports de communication, mais aussi du design de notre application.
Encore une fois, nous accordons beaucoup d’importance à l’ergonomie !
Je me souviens de nos premières conversations sur Rogervoice. Tu m’expliquais ta dépendance à l'époque à certaines décisions de l'État qui n'étaient pas encore prises en matière d'accessibilité. Le législateur avait imposé l'accès universel aux services publics, y compris pour les personnes sourdes et malentendantes et d’une manière plus générale les personnes en situation de handicap. Mais ensuite, il fallait déterminer les modalités techniques de cet accès et il y avait des batailles en coulisse entre différents acteurs, dont certains promouvaient des solutions un peu hors d'âge : des immenses centres d'appels très coûteux employant des agents pour faire de la traduction simultanée.
Suivant cette approche, il ne s’agissait pas d’utiliser des technologies numériques mais d’employer des personnes chargées d’écouter et de retranscrire des conversations. Le problème dans tout ça c’est que ça allait forcément coûter très cher, ça allait donc être rationné et il deviendrait tôt ou tard impossible de garantir un accès effectif aux personnes sourdes et malentendantes – par opposition à un recours aux outils de reconnaissance vocale et de sous-titrage automatique, qui permettent de servir un beaucoup plus grand nombre d’usagers à un coût plus abordable et une meilleure qualité.
Comment s’est dénouée cette histoire ? Comment Rogervoice a-t-elle tiré son épingle du jeu ?
En effet, ta mémoire ne te trompe pas, c’est comme cela que les choses se passaient à l’époque. L’accessibilité des services publics était loin d’être une priorité pour les pouvoirs publics à l’époque. Puis, ils ont fini par reconnaître son importance, mais sans opter pour l’approche optimale rendue possible par les technologies numériques. La leçon de tout ça, c’est qu’il faut absolument le concours du secteur privé pour “forcer” le recours aux meilleures technologies du moment.
Ensuite, tout s’est enchaîné très vite, avec différentes catégories d’acteurs qui ont commencé à se soucier de l’accessibilité pour les personnes sourdes et malentendantes – et aussi différentes approches du point de vue des interfaces et des technologies utilisées. Il y avait un appel d’offres des administrations publiques, qui voulaient mettre en place des centres d’appel dédiés. Il y avait plusieurs grandes entreprises qui cherchaient des solutions pour pouvoir rendre leurs centres d’appel accessibles pour les personnes sourdes. Et puis il y avait les opérateurs de télécommunications, sur lesquels j’ai choisi de me concentrer. Et ce sont eux, à l’époque, qui ont fait le pari audacieux de faire confiance à Rogervoice et ont permis de donner corps à cette vision : rendre la téléphonie accessible même pour ceux qui entendent mal.
Au début, ç’a été dur. Il y a eu beaucoup de critiques et de défiance de la part d’interlocuteurs qui ne comprenaient pas encore très bien les technologies disponibles à l’époque et ne comprenaient pas pourquoi les opérateurs de télécommunications faisaient le choix de se lancer avec Rogervoice. C’était courageux de leur part, et aujourd’hui, ils ne regrettent pas ce choix ! Le taux de satisfaction de leurs clients sourds et malentendants est très élevé et les utilisateurs plébiscitent notre solution. C’a été un moment difficile, on va dire ça comme ça, mais la suite des événements nous a donné raison.
Tu parles alternativement de clients et d’utilisateurs. Explique-nous les différents interlocuteurs auxquels tu as affaire dans ton métier et comment s’organisent les flux financiers autour de Rogervoice. Il y a des organisations, tes clients, qui te paient car ils veulent rendre Rogervoice accessibles à certaines personnes. Et puis il y a des individus, des utilisateurs, qui peuvent télécharger eux-mêmes l’application pour leur usage personnel et privé. Comment tout ça se passe ? Comment les gens viennent à Rogervoice ? Et que peuvent-ils t’acheter ?
Justement, cette semaine j’ai lu un article que tu as écrit sur le sujet ! Il faut dire qu’il y a une vraie différence entre les clients et les utilisateurs, et Rogervoice se retrouve exactement entre les deux, dans une position parfois un peu délicate. D’un côté, mes clients, ce sont des opérateurs de télécommunications ou des grandes entreprises, qui nous demandent parfois d’adapter nos produits pour des besoins particuliers. Nous nous concentrons beaucoup sur ce versant de notre modèle car ce sont ces clients qui génèrent la majorité de notre chiffre d’affaires et nous exposent à un très grand nombre d’utilisateurs qui utilisent Rogervoice au quotidien. C’est ce qu’on appelle le modèle B2B.
Et puis il y a également, sur l’autre versant, un modèle B2C. Tout un chacun peut télécharger l’application Rogervoice sur son téléphone, qu’il soit en Afrique du Sud ou en Pologne ou ailleurs. On peut ensuite acheter des crédits pour des minutes de conversation sous-titrée, comme sur Skype par exemple. Ce modèle fonctionne très bien à l’international.
Côté B2B, nous comptons comme clients des grandes entreprises comme la SNCF, Allianz, GRDF, Aviva – ce qu’on appelle nos grands comptes – ainsi que des opérateurs de téléphonie. Même si ce sont des grands comptes, on essaie de standardiser le produit au maximum, pour éviter d’avoir à adapter le modèle économique aux besoins particuliers de chaque client.
Quant aux utilisateurs dans le modèle B2C, ce sont eux qui viennent à toi directement, c’est bien ça ? Ils achètent des crédits et ils disposent d’un numéro de téléphone qui leur permet de joindre ou d’être joint par n’importe qui, quel que soit l’opérateur qui sert la personne au bout du fil. La seule différence, c’est que pour ces utilisateurs la conversation ne va pas avoir lieu via l’interface standard du téléphone, mais via l’application Rogervoice, de façon à bénéficier du sous-titrage.
C’est bien ça, oui. N’importe qui peut télécharger l’application et se voir attribuer un numéro de téléphone ou bien continuer d’utiliser celui qu’il a déjà. C’est un peu comme les numéros de téléphone mobile : on peut garder son numéro même lorsqu’on change d’opérateur.
Au passage, la loi oblige les opérateurs à offrir à leurs clients sourds ou malentendants une heure d’utilisation du service de sous-titrage par mois à titre gratuit. Il est prévu que ce quota augmente dans les prochaines années : 3 heures par mois en octobre 2021, puis 5 heures par mois en 2026.
Donc, oui, n’importe qui peut télécharger l’application et disposer d’un numéro de téléphone, mais les clients des opérateurs partenaires soumis à cette obligation légale bénéficient d’heures de sous-titrage gratuits financées directement par les opérateurs.
Et quand tu parles de tes clients, par exemple quand tu expliques que Rogervoice travaille avec la SNCF, qu’est-ce que la SNCF t’achète exactement ? La possibilité pour les personnes sourdes et malentendantes d’appeler le centre d’appel de la SNCF malgré leur surdité et d’avoir accès au service de sous-titrage grâce à Rogervoice ?
C’est ça, absolument ! Nous proposons notre produit via la SNCF et nous permettons à tout un chacun d’appeler à travers le centre d’appel de la SNCF à travers l’application, c’est alors la SNCF qui couvre le coût de l’appel – lequel est soit sous-titré, soit réalisé en visioconférence avec une interprète en langue des signes [pour les personnes sourdes qui ne peuvent s’exprimer qu’avec des gestes].
Dirais-tu qu’aujourd’hui les obstacles à l’adoption d’une application comme Rogervoice ont été levés ? A mes yeux, tout ça semble être une réussite en termes de politique industrielle : on a identifié que de nouvelles solutions étaient possibles, on a mis en place un régime réglementaire favorable à l’adoption de ces nouvelles solutions par les entreprises qui opèrent des centres d’appel. Est-ce que cela se traduit pour toi par plus de concurrence ? Est-ce que le marché du sous-titrage attire plein de nouveaux entrants, des nouvelles startups créées sur le même créneau que Rogervoice ?
Oui, en effet, ce marché devient très concurrentiel – pas toujours les concurrents auxquels on pense d’ailleurs ! Il y a certaines entreprises focalisées sur l’accessibilité, mais il y a aussi des concurrents indirects. Par exemple, Google propose maintenant un service de sous-titrage encapsulé dans Google Meet et le met à disposition gratuitement. Ca veut dire que cette brique technologique est de plus en plus facile à intégrer et que le sous-titrage se démocratise à toute vitesse.
Je prends ça comme une bonne nouvelle. Après tout, à l’origine, ma principale difficulté c’était de faire prendre conscience au plus grand nombre que de nouveaux modes de communication sont possibles. Personne ne s’étonne de voir des sous-titres à la télévision, mais jusqu’à une date récente personne n’avait conscience qu’on pouvait aussi sous-titrer des conversations téléphoniques en temps réel.
Il faut donc communiquer sur tout cela. Est-ce à l’administration de le faire ? Au secteur privé ? En réalité, ce qui marche, c’est la combinaison des deux. A partir du moment où des grandes entreprises proposent ce service, ça permet à des entreprises spécialisées, comme Rogervoice, de se démarquer.
Comme tu l’expliquais au début de notre conversation, il s’agit de rendre un service essentiel accessible pour plus de 500 000 personnes en France ! C’est donc très loin d’être marginal, même si beaucoup de gens ne se sentent pas concernés ou n’ont pas conscience des difficultés que rencontrent les personnes sourdes et malentendantes dans l’usage de la téléphonie.
A ce sujet, j’ai l’impression, si on revient sur cette année de pandémie et de confinement qu’on vient de passer, que l’année 2020 a permis de débloquer un peu les choses. Ca crée des opportunités d’inclusion pour les personnes sourdes et malentendantes dans un univers professionnel qui se numérise à toute vitesse grâce au travail à distance. On s’habitue à communiquer par l’entremise d’outils tels que Google Meet et Rogervoice, que toi et moi utilisons d’ailleurs pour notre conversation aujourd’hui : les questions que je te pose sont sous-titrées pour toi !
Y a-t-il, dans ce contexte, des opportunités nées du travail à distance ? On a beaucoup tendance à caricaturer le fait de travailler depuis chez soi, on dit que ça abîme les liens sociaux dans l’entreprise. En même temps, cela représente aussi une extraordinaire opportunité d’inclure tous ces gens qui ne trouvent pas leur place dans l’environnement de travail traditionnel. Grâce au travail à distance et aux outils qui le rendent possible, y compris le sous-titrage, les personnes sourdes et malentendantes peuvent plus facilement s’intégrer à leur équipe, contribuer à l’accomplissement de certaines tâches, faire valoir leurs compétences. Y a-t-il des tendances qui suggèrent que tout ça va se banaliser ? Qu’il sera normal, demain, d’échanger avec ses collègues par le biais de conversations sous-titrées ?
Effectivement, le confinement a bousculé les choses. Avant, beaucoup de choses se passaient obligatoirement en présentiel. Par exemple, pour discuter avec son banquier, il fallait aller le voir dans son bureau. Aujourd’hui, les mêmes conversations ont lieu à distance. Ca érige certaines barrières, mais ça en fait aussi tomber d’autres. Pour certaines personnes, c’est libérateur de ne pas avoir à interagir directement et de pouvoir le faire par l’entremise d’outils qui leur rendent la conversation accessible !
Si on reprend l’exemple du banquier, ça lui complique la vie qu’une personne sourde aille le voir à son bureau car il est peu probable que ce banquier maîtrise la langue des signes. Maintenant, je peux simplement lui passer un coup de fil sous-titré grâce au forfait gratuit offert par mon opérateur ou par la banque elle-même. Je redeviens maître de mes échanges avec des interlocuteurs aussi cruciaux que mon banquier, mes collègues ou d’autres personnes.
Oui, tout devient ainsi plus facile ! A ce sujet, peut-on imaginer une sorte de séquence en deux temps où, dans un premier temps, le fait d’être à distance du fait du COVID-19 nous habitue à utiliser ces outils et, dans un second temps, quand on sera à nouveau en présence les uns des autres, il deviendra banal d’utiliser ces mêmes outils quand ils contribuent à faciliter la conversation.
C’est un peu comme quand on voyage en Chine, par exemple : les serveurs dans les restaurants sont désormais habitués à prendre les commandes des Occidentaux à l’aide des outils de traduction simultanée installés sur leurs smartphones parce qu’il y a une impossibilité totale de se comprendre sans ces outils – entre les uns qui parlent mandarin et les autres qui parlent anglais ou français. Donc la banalisation de ces outils change complètement les mœurs. A l’inverse, on est encore loin du compte en France. Si on reprend l’exemple du rendez-vous à la banque, on est en présence de deux personnes francophones, mais qui ne peuvent pas se comprendre car seulement l’une d’entre elles maîtrise la langue des signes !
A ce sujet, il y a quelques années j’avais partagé avec toi cette citation trouvée dans un livre écrit par Frank Moss, ancien directeur du Medialab du MIT. Il citait l’un de ses anciens collègues du Medialab, aujourd’hui décédé, qui s’appelait Seymour Papert – l’inventeur du langage de programmation Logo, que les gens de ma génération connaissent pour l’avoir utilisé à l’école dans les années 1980.
Et donc ce Monsieur, Seymour Papert, était passionné par l’innovation au service des personnes en situation de handicap. Et beaucoup de gens qui visitaient le Medialab faisaient des objections en disant “Certes, c’est important d’aider ces personnes à accéder à certaines ressources, à certains services, mais enfin ça ne concerne pas la majorité de la population. Que faites-vous pour les autres ?”. A cela, Papert répondait la chose suivante : “Nous sommes tous en situation de handicap, c’est juste que certains le sont un peu moins que d’autres” ! Et donc, si on innove pour ceux qui sont confrontés aux situations de handicap les plus dures, cette innovation finira par profiter à tous.
Est-ce que tu observes cette dynamique à l’oeuvre s’agissant des personnes sourdes et malentendantes ? Y a-t-il, dans cet univers où se développe Rogervoice, des innovations qui naissent et vont radicalement changer les choses dans nos usages, même si certains sont un peu moins sourds que d’autres ?
Absolument ! Déjà, pour prendre les télécommunications en exemple, les SMS ont été un outil d’abord marginal qui a très vite été adopté massivement par les personnes sourdes et malentendantes, avant d’être adopté par toute la population. C’est un premier exemple assez pertinent. La même chose s’est passée avec les services de transcription écrite et de prise de notes.
Le fait de retranscrire ce qui se dit au téléphone a pour objectif de filtrer et traiter les informations pour les besoins particuliers de certaines personnes. Par exemple, à la télévision, les sous-titres soi-disant faits pour les personnes sourdes et malentendantes vont être utilisés par des personnes étrangères qui ne comprennent pas bien la langue ou bien par une personne qui veut regarder une série en silence pendant que son conjoint dort à ses côtés. On a là l’exemple d’un usage adopté bien au-delà de la population des personnes sourdes et malentendantes.
Exactement, ça illustre très bien l’idée de Seymour Papert ! Nous sommes tous sourds ou malentendants – soit tout le temps, soit seulement dans certains contextes et à des degrés variables. Et donc, toutes les innovations comme Rogervoice finiront par nous profiter à tous :-)
Dernière question avant de conclure : où en est Rogervoice aujourd’hui ? Quels sont tes plans pour les années qui viennent ? Diversifier les produits que tu vends ? Développer ton activité dans d’autres pays que la France ? Comment vois-tu les choses ?
Pour moi, dans les années qui viennent le sujet principal sera de faire en sorte que cette prise de conscience soit généralisée, qu’on ne s’étonne plus qu’il faille sous-titrer les conversations téléphoniques pour les personnes sourdes et malentendantes – qu’on ne se rappelle même plus que la question est longtemps restée sans réponse !
Il s’agit d’un choix de société : cesser de considérer que les personnes en situation de handicap ne puissent être considérées qu’en dernier recours. Les choses sont en train de changer et j’espère avoir contribué à ça. Bientôt, les bénéfices de tout cela vont devenir visibles bien au-delà des personnes sourdes et malentendantes, grâce à la baisse des prix par exemple. On ne dira plus que c’est caritatif, que le retour sur investissement est faible voire nul. Au contraire, on fera valoir que ça change les choses dans la vie quotidienne et que ces innovations de niche finissent par nous bénéficier à tous.
Merci beaucoup Olivier. En conclusion, où les gens peuvent-ils en apprendre davantage sur Rogervoice ? Et sur tous ces sujets en général, y a-t-il des auteurs de référence ? Des blogs de référence ?
Eh bien, pour les gens qui s’intéressent tout particulièrement à ces questions, je les encourage à suivre ce qui se fait dans le cadre de groupes de travail, par exemple dans le cadre de l’Union européenne. Ils peuvent aussi venir me voir : ma porte est toujours ouverte et je serais très heureux d’en discuter plus avant.
Merci encore Olivier d’avoir partagé tout ça avec nous. Très bon courage à toi pour la suite et pour le développement de Rogervoice ! A bientôt.
Merci beaucoup à toi ! Salut Nicolas.
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(Générique : Franz Liszt, Angelus ! Prière Aux Anges Gardiens—extrait du disque Miroirs de Jonas Vitaud, NoMadMusic.)
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