🙃 Voici la version intégrale d’un entretien réalisé avec Vaughn Tan, maître de conférence à University College London's School of Management et auteur du livre The Uncertainty Mindset, paru en juillet 2020.
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Nous vous proposons aussi ci-dessous une note de lecture sur l’ouvrage de Vaughn.
Parler d’incertitude après l’année qu’on vient de vivre, c’est déjà presque devenu un cliché. Mais il existe des travaux passionnants sur le sujet qui nous invitent à aborder l’incertitude avec plus de profondeur, et notamment à faire la distinction entre le risque—ce à quoi on peut se préparer—et l’incertitude. J’ai beaucoup apprécié la lecture du livre The Uncertainty Mindset de Vaughn Tan. J’ai déjà écrit plusieurs articles à propos de cet ouvrage (dont celui-ci pour Welcome to the Jungle).
Vaughn Tan est professeur de stratégie et d’entrepreneuriat à Londres (University College London’s School of Management). Il a fait un doctorat de comportement des organisation et de sociologie à l’université de Harvard. Il a travaillé pour Google dans la seconde moitié des années 2000. Et depuis dix ans, il étudie avec passion les laboratoires de R&D des cuisines des grands chefs pour en tirer des leçons d’innovation et de stratégie d’entreprise.
Sa grande idée, c’est que l’état d’esprit d’incertitude est devenu indispensable dans un monde où l’innovation est nécessaire. On évolue dans un monde de plus en plus complexe où il devient fallacieux de penser que l’on peut tout planifier à l’avance.
À l’âge fordiste, on visait avant tout l’efficacité. Il fallait mettre au point des processus parfaits, fiables et répétables. Il fallait apprendre à faire une chose parfaitement, et ensuite la refaire encore et encore. C’était le monde de l’organisation scientifique du travail et de la division des tâches. À l’âge numérique, en revanche, il faut innover pour survivre.
L’idée que l’innovation est une nécessité est acceptée à peu près partout. Mais on ne sait pas de quelle manière l’innovation se traduit sur le terrain, dans l’organisation du travail d’une équipe. Qu’est-ce qu’une équipe innovante ? Comment encourage-t-on et organise-t-on l’innovation ?
Vaughn Tan réfléchit à ces questions depuis des années. Il a fait l’expérience de l’innovation dans des contextes et secteurs différents. Dans son livre The Uncertainty Mindset (2020), il tire pour tous les managers (et les individus) les leçons d’innovation qu’il a apprises dans les cuisines des plus grands chefs.
Il appelle à un changement radical de paradigme. Avant, il fallait que chaque travailleur ait un rôle fixe et clairement défini. Dans un monde d’incertitude, les rôles doivent rester ouverts et fluctuants, dans une organisation conçue pour le travail collaboratif et l’innovation. Il faut apprendre constamment les uns des autres. L’état d’esprit d’incertitude devrait tout influencer dans l’organisation du travail.
Aux frontières de l’innovation gastronomique, j’ai découvert une approche fondamentalement différente de l’innovation dont je suis de plus en plus convaincu qu’elle est pertinente au-delà de la cuisine. La cuisine de pointe, c’est un système modèle pour comprendre l’esprit d’incertitude et ses conséquences pour les organisations dans d’autres secteurs.
L’innovation est par nature vraiment incertaine. Avec le travail d’innovation, vous ne savez pas ce que vous cherchez jusqu’à ce que vous le trouviez ou le créiez. L’incertitude, c’est inévitable quand vous cherchez à faire quelque chose qui n’a jamais été fait ou imaginé auparavant.
Un management efficace de l’innovation implique la formation de personnes et d’équipes désireuses et capables d’arrêter de faire ce qu’elles font bien pour chercher à développer autre chose.
Pour cet épisode, je suis très heureuse d'accueillir Vaughn Tan. Bonjour, Vaughn.
Bonjour. Merci de m’accueillir !
Vaughn est professeur adjoint de stratégie et d'entrepreneuriat à l'University College London School of Management, et il est l'auteur d'un livre récemment publié intitulé The Uncertainty Mindset: Innovation Insights from the Frontiers of Food. Quel beau titre ! Pour ce livre, tu as observé les équipes les plus innovantes des laboratoires de R&D des plus grands restaurants du monde, Noma, par exemple.
Tu n’aurais pas pu choisir une meilleure année pour publier un livre sur l’état d’esprit d'incertitude.
Merci beaucoup, Vaughn, d'être avec moi aujourd'hui. Ma première question, je la pose à tous les invités de ce podcast. Comment as-tu vécu cette année 2020, tant sur le plan personnel que professionnel ?
Cette année a été très intéressante. Pas facile. Mais j'ai aussi beaucoup de chance. Je pense avoir vécu une bien meilleure année que d'autres personnes. Ce que j'ai appris sur moi-même, c'est que je peux ne pas voir les gens pendant de longues périodes. J’en ai toujours eu l’intuition, mais que je n'en avais jamais vraiment fait l’expérience comme ça. Et maintenant, après avoir passé tous ces mois à ne voir presque personne, c'est devenu normal.
Le bon côté des choses, c'est que j’ai tout d'un coup découvert qu’il n’y a plus besoin d'être physiquement au même endroit pour travailler avec les autres. Cette année, j'ai commencé à rencontrer des gens situés un peu partout dans le monde et à leur parler. Tu es l'une de ces personnes.
Cela signifie-t-il que tu as étendu tes réseaux de telle sorte que, tout d'un coup, c'est comme si des nouvelles portes s'étaient ouvertes, et pourquoi ne pas avoir une conversation avec quelqu'un en Asie, en Afrique ?
Oui. Et je pense que c'est en partie parce que j'étais désormais prêt à chercher en dehors du cadre local des personnes avec lesquelles travailler, mais aussi parce que tout le monde s’est mis à faire la même chose. Les gens te contactent de partout ailleurs.
Oui, c’est aussi parce que tu viens de publier un livre qui intéresse les gens. Bien sûr, sa publication en 2020 est une coïncidence. Tu y travaillais déjà depuis un certain temps. Qu'est-ce que ça fait d'avoir ce livre publié en cette période ? C'était l’été dernier, n'est-ce pas ?
Oui, c'était en été. Ce n'est même pas par choix qu'il a été publié cette année. J'ai écrit à plusieurs reprises à ce sujet. Le chemin qui a mené à la publication de ce livre a été très tortueux, a impliqué de nombreux éditeurs qui ont fait un long chemin. C’est un livre complètement inclassable. Ça n’était pas évident de comprendre pourquoi il vaut la peine d’être publié, et s’il pouvait trouver un public. C'est donc tout à fait par hasard qu'il a été publié à un moment où tout le monde était soudainement exposé à un niveau d'incertitude sans précédent.
On ne pouvait plus dire, “c’est risqué”. Moi j’aurais préféré qu’il soit publié beaucoup plus tôt, avant cette pandémie.
Maintenant il faut réfléchir à différentes façons de faire les choses et de voir les gens, ce qui représente, je pense, l'un des aspects positifs de cette année. Cela nous oblige à faire des choses que nous n'aurions jamais penser faire auparavant, pour réaliser ensuite que finalement, ça ne marche pas si mal comme ça, qu’il existe des nouvelles possibilités dont on aurait pas imaginé l’existence.
Tu n’as donc évidemment pas fait de tournée pour promouvoir ce livre. Mais quel genre d'événements as-tu organisés pour en faire la promotion ? Et comment as-tu fait pour faire parler de ton livre ?
L'une des choses que j'ai faites, c’est d'écrire une newsletter hebdomadaire (sur Substack). C’est peut-être grâce à cela que nous avons été connectés. L’essentiel de ce que j’ai fait pour faire la promotion de mon livre, c’est d’écrire sur cette idée centrale de l’esprit d’incertitude. Cela a été un point de départ pour continuer à explorer ce thème.
Cela n’est pas évident de faire une bonne promotion à distance, quand les déplacements physiques sont impossibles. Mais je vais de plus en plus organiser des événements virtuels qui rassemblent des personnes que je trouve intéressantes et qui ont réfléchi à des questions qui, selon moi, sont liées à cette idée d'incertitude et à ses conséquences. Cela concerne des domaines variés. Et il s’agit de personnes d’horizons divers, dont certaines travaillent sur ce sujet depuis des années.
C'est intéressant. La newsletter Substack, c’est une plateforme étonnante parce que c'est aussi une communauté. Je pense donc qu'elle relie les gens autour du livre de The Uncertainty Mindset et qu'elle crée des conversations asynchrones mais étonnamment profondes et fortes. Je te félicite pour ta newsletter. N'arrête surtout pas de l'écrire ! J'ai mis le lien pour ceux qui lisent cette interview.
Ma question suivante porte sur toi et sur ce qui t’a conduit à ce mélange intéressant, unique et délicieux, de la stratégie d’entreprise et de la gastronomie. Peux-tu raconter ta vie et expliquer comment tu en es arrivé à écrire The Uncertainty Mindset ?
Absolument. Je pense que j'ai toujours fait des choses qui sont très difficiles à relier entre elles. Pendant un temps, j’avais une passion pour le travail du bois. Ensuite j'ai travaillé chez Google, et quand j'ai quitté Google, eh bien, je suis allé travailler dans une école d’ébénisterie, dans un programme de mobilier d'art. Et puis après cela, je suis allé faire un doctorat en comportement organisationnel.
Donc, le lien entre toutes ces choses n’est pas évident. Quand je regarde de l’extérieur, je me demande quelle est la cohérence. A priori, ces choix ne sont pas vraiment stratégiques. C’est parce que j’ai toujours fait ce qui m’intéressait sur le moment, même si cela n’avait rien à voir avec une formation ou expérience passée. Travailler chez Google, ça voulait dire se lancer dans le numérique et l’informatique, alors que je n’avais pas été formé à ça. L'opportunité de travailler avec Google s'est présentée de manière très inattendue. Mais ça a eu l’air amusant, alors j’ai saisi cette opportunité.
C'était entre 2005 et 2008. C'était donc juste après leur introduction en bourse. C'était probablement la période la plus stimulante pour travailler chez Google. C'était très intéressant. Il y avait beaucoup de créativité, mais c’était déjà assez grand pour qu’il y ait d’immenses ressources à disposition.
Et ça n’était pas encore assez grand pour devenir rigide ou ossifié. Donc on pouvait y trouver tout un tas de personnes “bizarres”, dont beaucoup sont encore des ami·e·s aujourd’hui. Tu sais, c'était un peu comme une jungle tropicale où, partout où tu posais ton regard, il y a un écosystème riche où il se passait des choses intéressantes où on pouvait passer des années.
Il y a probablement encore beaucoup de gens intéressants, mais comme tu l’as dit, c'est devenu plus rigide à bien des égards. Tout le monde n’est pas d’accord sur le moment à partir duquel la culture s’est transformée chez Google et les choses ont cessé d’être si stimulantes. Certains disent 2011, 2012, ou 2013, il y a de longs débats à ce sujet. Quel est ton avis sur la question ?
Je ne sais pas. À vrai dire j’ai senti que ce changement s’est produit pendant que j’y étais, donc avant. Quand j’ai rejoint Google, il y avait seulement 2800 employés, et c’était une période incroyablement excitante. Et puis quand je suis parti, il y avait environ 20 000 personnes. Donc l’hypercroissance... Je pense que cela explique en grande partie cette transformation. Quand on a de plus en plus de personnes dans l’organisation, on ne peut plus conserver cette organisation flexible et improvisée du début.
On ne peut plus laisser les gens faire ce qu'ils veulent. On doit avoir des processus, des protocoles codifiés de manière rigide pour ne pas perdre le contrôle. J'avais donc déjà l'impression que les personnes vraiment intéressantes commençaient à partir, et que c'était le genre d'endroit où les cadres supérieurs, et tous les managers, étaient embauchés à l'extérieur parce qu'il n'y avait aucun moyen de les faire monter de l'intérieur.
Et ces grandes venaient de grandes entreprises plus établies. Ou de cabinets comme McKinsey ?
Oui, c’est exactement ça. Ils arrivaient donc avec une façon de travailler et une façon de penser différentes. Pour eux, une organisation, ça n’est pas l’improvisation. C’est quelque chose de structuré et rigide.
En général, je n’aime pas utiliser le mot “passionné”, mais il est vraiment pertinent ici : quand j’ai commencé à travailler chez Google, c’était un endroit plein de gens passionnés. On y allait parce qu’on pouvait faire des choses importantes ou juste “bizarres”.
Et quand je suis parti, en 2008, c’était différent. Certes il restait encore quelques clusters de gens passionnés, souvent plus âgés parce qu’ils avaient commencé très tôt et s’étaient taillé un petit royaume à leur mesure pour continuer à y faire des choses intéressantes. Mais pour ceux qui ne faisaient pas partie de ces petits clusters, il y avait moins d’opportunités. Moi je n’étais pas très senior. J’ai préféré partir.
Au fur et à mesure que Google a grossi et a rencontré toujours plus de succès, l’organisation s’est transformée, est devenue moins créative et moins “bizarre”. C’est la différence fondamentale entre l’efficacité et l’innovation.
Je pense donc que lorsque j'ai commencé à travailler sur cette recherche, je venais de quitter Google et j'avais des données avec lesquelles je voulais travailler. À l'origine, j’étais chercheur quantitatif.
Quand je suis arrivé à l'université et que j'ai commencé à suivre des cours pour apprendre le raisonnement quantitatif avancé, je me suis rendu compte que c'était vraiment, vraiment ennuyeux. J'ai donc commencé à faire du travail de terrain à la place, parce que c'était une possibilité offerte aux étudiants de premier cycle et que je trouvais ça très amusant.
J'ai donc essayé de faire un travail basé sur l'observation et l'interview, et pour m’amuser, je suis allé interviewer un chef incroyable, José Andrés, qui a créé un groupe de restaurants dans lequel il doit y avoir maintenant 16 ou 17 restaurants du monde entier.
Il a également créé une organisation appelée World Central Kitchen, qui est une organisation à but non lucratif de secours alimentaire après une catastrophe. Ils se rendent dans des endroits où il y a une catastrophe naturelle et mettent très rapidement en place ces cuisines à partir de ressources locales.
Ce qui est intéressant avec José, c'est qu'il est tout à fait prêt à prendre un risque. En l’occurrence, il a été prêt à prendre un risque avec quelqu'un qu'il ne connaît pas du tout. Je me suis rendu à son bureau après une conférence qu'il a donnée à Harvard, et je lui ai demandé : “me laisseriez-vous étudier votre équipe de R&D et passer quelques semaines avec elle ?”
Je m'attendais à ce qu'il me dise non. Mais il a accepté. Alors je me suis dit : "Super. Je vais aller voir ce qui se passe là-bas”. Tout ça était complètement accidentel. Je me suis seulement dit que c’était intéressant et amusant.
Et tu as fini par rester dans ces cuisines pendant des années, n'est-ce pas ?
Oui. C'est même ce que j’ai fait pendant la période de temps la plus longue. J’y ai fait des allers-retours pendant plusieurs périodes, pendant presque une décennie. Aujourd'hui moins car j'ai d'autres projets. Mais en tout, je les étudie depuis environ dix ans.
Est-ce que cela a fait de toi un chef ? Tu y as travaillé ou bien tu as juste regardé ?
J'ai travaillé dans des restaurants, mais pas en cuisine. J'ai travaillé en salle. À force d’étudier ces cuisines innovantes, au fil des ans, cela a fait de moi un bon cuisinier, mais pas un chef. Ce que j'aime cuisiner et aussi ce que j'aime manger, ce n'est pas de la gastronomie innovante.
La pratique consistant à examiner les innovations continues en matière de gastronomie a vraiment fait de moi quelqu'un qui veut des plats cuisinés simplement à partir de bons ingrédients, également cuisinés avec soin et technique. C'est tout.
Souvent, quand on parle à l'un des chefs qui travaillent dans ces cuisines de R&D, on apprend que c'est aussi ce qu'ils cuisinent à la maison et ce qu'ils aiment manger à l'extérieur. Quand tu vas manger des plats innovants, tu y vas parce que cela t’intéresse et que tu t’y intéresses du point de vue de la recherche.
C'est amusant de voir comment, souvent, les chefs, lorsqu'ils prennent leurs repas, se préparent juste une tranche d’un pain délicieux sur laquelle ils mettent le meilleur beurre, et c'est tout. Il y a une attention aux détails et à la simplicité, alors que le reste de leur travail est si sophistiqué et complexe.
En ce moment, dans les entreprises et les restaurants, on doit composer avec un niveau inédit d'incertitude. Dans ton livre, tu expliques la différence entre risque et incertitude. Peux-tu expliquer encore cette différence ? Comment s'applique-t-elle à ce que vivent les entreprises d'aujourd'hui ?
Merci d'avoir posé cette question. Je veux toujours qu’on me la pose. La raison, c’est que je pense qu'il existe un grand malentendu sur le risque. Dans les deux cas (risque et incertitude), on ne sait pas ce qui va se passer ensuite. Mais dans une situation de risque, on connaît tous les résultats possibles qui pourraient se produire et quelle est la probabilité de chacun d'entre eux. On peut s’y préparer.
C’est ça qu’on appelle la gestion des risques. C’est ce que chacun essaie de faire. On essaye d'atténuer les risques en partant du principe que la situation est en fait risquée. On veut connaître toutes les éventualités possibles et les probabilités de ces éventualités.
En réalité, nous sommes très rarement dans la situation de connaître les issues possibles et leur probabilité. Le risque, ça serait comme avoir des dés non pipés. En réalité, les dés sont souvent pipés. Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est de l’incertitude, de la vraie. On ne sait pas ce qui va se passer, ni les issues possibles, et encore moins leur probabilité.
Aujourd’hui, les entreprises et les individus sont confrontés à une situation d’incertitude. Nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve, et nous réalisons qu’il est de plus en plus difficile de faire des plans pour l’avenir. Comment faire des plans quand on n’a pas la moindre idée de ce qui peut arriver (et encore moins de la probabilité qu’une chose se produise) ?
La plupart du temps, quand on ne sait pas ce qui va se produire, on parle à tort de “risque”, alors qu’en fait il s'agit d’incertitude. Le problème, c’est que quand on pense que quelque chose est risqué, c’est qu’on pense qu’on peut faire des calculs pour prendre les meilleures décisions, et “optimiser” la situation en faisant une analyse coûts-avantages. C’est fallacieux.
Avec la gestion des risques, on pense qu’on peut tout connaître. Cela a été un problème dans la gestion de la crise sanitaire, où ce qui a dominé, c’est la culture de la gestion du risque et non l’esprit d’incertitude.
Si vu du Royaume-Uni ou des États-Unis, on avait regardé avec circonspection ce qui se passait en Chine en Italie, on n’aurait pas agi comme on l’a fait. On n’aurait pas fait cette analyse coûts-avantages qui a mené à la catastrophe.
Quand vous adoptez l’état d’esprit d’incertitude, vous apprenez à être beaucoup plus prudent. La situation ne sera peut-être pas si catastrophique que cela, mais si elle le devient, alors ce sera terrible. Très tôt dans la gestion de cette pandémie, on aurait dû avoir cet état d’esprit. On aurait davantage investi dans les tests et le traçage, et on n’aurait pas eu besoin de verrouiller le pays si longtemps. Cela aurait été plus efficace, et cela aurait coûté moins cher.
Sauf en Inde peut-être. On a fait un confinement trop tôt, alors qu’il n’y avait ni tests ni traçage. Les gens ont alors propagé le virus dans les villages reculés.
Oui. même en prenant la bonne décision au point A, cela ne signifie pas que l’on prend la bonne au point B. L'Inde a des défis considérables à relever. C'est un pays pauvre et c'est un très grand pays. Il n’est pas aussi étroitement contrôlable administrativement qu'un pays comme Taiwan, qui est beaucoup plus petit et plus riche.
Ou Singapour ?
Je n'ai pas l'habitude d'utiliser Singapour comme exemple parce qu'ils ont négligé une population très cruciale, celle des migrants. Mais oui, ceux qui ont fermé très tôt ont souvent gagné du temps. Mais si vous n'utilisez pas ce temps pour faire quelque chose d'utile, il est perdu. On pourrait dire la même chose de ce qui s'est passé au Royaume-Uni : ils ont verrouillé pendant très longtemps, ils ont ramené jour après jour le nombre de nouveaux cas à un niveau assez bas, tout à fait gérable, mais ensuite ils n'ont pas investi dans des tests et un suivi suffisants.
Evidemment, je ne dis pas que j'aurais tout fait parfaitement. Mais quand on regarde ce qui a été fait, on se dit qu’on aurait quand même pu faire autre chose.
Oui, bien sûr, comme tu le dis, avec le recul, cela semble plus facile de juger.
La différence entre risque et incertitude est étroitement liée à l'une des idées les plus importantes de ton livre, la différence entre efficacité et innovation. Et j'ai particulièrement aimé les pages où tu expliques le changement de paradigme dans le monde de la gastronomie, de l'efficacité comme principe fondamental à l'innovation comme principe fondamental.
Les deux existent en même temps. Tu expliques de façon très convaincante que efficacité et innovation sont globalement incompatibles parce que pour innover, il faut une sorte de gaspillage. Peux-tu expliquer cela un peu plus en détail ? Comment cela s'applique-t-il au monde de la cuisine ? Pourquoi ce qui se passe dans la cuisine apporte-t-il un éclairage pertinent aussi dans les autres secteurs ?
Pour commencer, je dirais qu’il y a un continuum entre d’une part ce qu’on sait faire bien et qu’on cherche toujours à optimiser (l’efficacité), et d’autre part, ce qu’on ne sait pas encore faire et qui reste à inventer (l’innovation).
L’efficacité et l’innovation sont les deux extrémités de ce continuum. L’efficacité vient quand on peut faire toujours la même chose et le faire en utilisant de moins en moins de ressources (temps, matières premières…). L’innovation, c’est très différent. Ce que beaucoup de gens n’admettent pas, c’est que pour innover, c’est-à-dire pour faire quelque chose de nouveau, il faut d’abord échouer.
Quand on fait quelque chose de nouveau, comme apprendre une nouvelle langue ou préparer un nouveau plat, ou encore concevoir un nouveau produit ou créer une entreprise (ce que je fais en ce moment), il est rare qu’on réussisse du premier coup, à moins d'avoir une chance incroyable. Mais je ne connais personne qui ait jamais réussi du premier coup, parfaitement.
Donc à l’extrémité innovation du continuum, on doit être prêt à se tromper. Cela équivaut à une perte de temps et de ressources, avant de réussir. Et l'autre problème avec l'innovation, c’est que même quand on fait bien les choses, on ne le sait pas forcément.
Souvent, les meilleures innovations sont celles pour lesquelles il n'y a pas de demande immédiate sur le marché. Parfois il faut trouver le marché pour cette innovation ou le créer. C’est pour cela que l’on continue de valoriser Steve Jobs et Apple à ce point.
Donc si tu as beaucoup beaucoup de chance, tu auras plus de succès que de flops dans cette démarche d’innovation. Mais je pense que le continuum, comme tu l’as souligné, entre l'efficacité et l'innovation est simplement dû au fait que tu ne peux pas innover sans échouer et donc gaspiller des ressources.
Et si tu essayes d'être vraiment efficace, la seule façon de l'être, c’est de ne pas essayer de nouvelles choses. C'est pourquoi ces deux concepts sont opposés. Évidemment aucune entreprise n'est tout à fait d'un côté ni tout à fait de l'autre, sinon elle ne survivrait pas.
Les entreprises doivent toujours trouver un équilibre entre les deux. Et celles qui réussissent sont celles qui ont des équipes qui expérimentent et qui échouent, qui découvrent de nouvelles choses. Ces équipes doivent pouvoir s'intégrer avec le reste de l'organisation qui elle est bonne pour affiner, produire avec efficacité ces choses nouvelles. L’exemple le plus célèbre, que tout le monde connaît, c’est Apple.
Peut-être que ce n'est plus le cas.
Peut-être plus maintenant, en effet. Mais il y a certainement eu, je dirais, une période de 15, 20 ans où Apple a excellé dans ce domaine. Même faire cela pendant cinq ans, c’est déjà incroyable. Pixar est un autre exemple – et il y a une infinité de petites entreprises moins connues où il se passe des choses similaires.
Mais qu'en est-il des cuisines ? Que s'est-il passé exactement avec cela ? Parce que tu décris ce monde de la cuisine traditionnelle où tout est question d'efficacité. Il y a un rôle pour chacun. Il n'y a pas de gaspillage car les coûts fixes sont très élevés. Il n'y a donc vraiment pas de place pour les erreurs et tout doit être parfait, et puis on recommence encore et encore.
Et puis soudain, tout change, avec la révolution numérique. D’un coup, les gens dans les cuisines commencent à valoriser l'innovation bien plus que la tradition et l'efficacité. Comment ce changement s'est-il produit et qu'est-ce que cela signifie pour une évolution plus générale de l'économie ?
Ce sont en effet les termes dans lesquels j’ai commencé à réfléchir à tout cela. J’essayais de comprendre pourquoi, tout d'un coup, nous sommes passés des restaurants qui, comme tu le soulignes, essaient d’exceller dans la préparation des mêmes plats, encore et encore. Parfois, ils proposent un nouveau plat parce qu’ils ont découvert quelque chose, presque par accident. Mais proposer de nouveaux plats n’a jamais été la raison d’être de ces restaurants.
Or tout d'un coup, depuis environ cinq ou six ans, les choses se sont accélérées : on a vu émerger des restaurants dont la raison d’être et de proposer sans cesse de nouvelles choses. C'est là une transition vraiment étrange, que j’ai cherché à comprendre.
Ce que j’ai découvert, c’est qu’il y a en fait eu plusieurs tendances qui ont coïncidé dans le temps. En se combinant, elles ont en quelque sorte fait déborder le vase. L’émergence des réseaux sociaux est l’une de ces tendances. En présence de grands chefs qui sont animés d’un esprit de compétition, l’élargissement du terrain de jeu à Twitter ou Instagram et la stimulation qui en a résulté a forcément contribué à augmenter le rythme de l’innovation.
Une autre chose qui se produit est cette idée de plate-forme de la connaissance. Si on essaie de cuisiner des aliments modernes, de façon innovante et très scientifique, ce qu’on appelait à une époque la gastronomie moléculaire, on rencontre forcément des obstacles. Par exemple, la plupart des chefs ne sont pas formés à la recherche en laboratoire. Cela requiert une connaissance avancée non seulement d’ingrédients qui ne sont pas courants dans les cuisines, mais aussi des techniques qui ressemblent davantage à des techniques de laboratoire. Aucune de ces connaissances n'était répandue dans l'industrie. Et ceux qui voulaient s’adonner à de l'innovation gastronomique n’avaient pas d’autre choix que de construire leur propre laboratoire dans les cuisines de leur restaurant.
Et puis tout d'un coup, il y a eu ces blogs. Et puis des blogs sont nés les forums, et des livres spécialisés. Et tous ces livres, en combinaison, distribuaient et diffusaient des informations sur la façon de faire les choses qui permettaient aux gens qui voulaient trouver de nouvelles idées et de nouveaux aliments de sortir et de faire les choses eux-mêmes.
Une troisième chose importante est que pendant longtemps, il y a eu ces gardiens de l'information sur ce qu'est la qualité en gastronomie. Il y avait le Guide Michelin, des célèbres critiques qui écrivaient dans des journaux établis. Et le métier de ces gens-là, c’était de se rendre dans les mêmes restaurants encore et encore pour les évaluer. Et l’obsession de tous ces gens-là, c’était la constance : il fallait que les plats et leur qualité soient les mêmes d’une fois sur l’autre.
Et puis soudain, parce qu'avec la révolution Internet, une des choses qui s'est produite, ce qui est formidable, dont nous avons parlé avec Substack, c'est que les individus n’ont plus eu besoin des grandes institutions pour accéder à du contenu. Et donc les blogs et les forums, qui ont commencé à exercer de l’influence via des applications comme Instagram, ont fait émerger des critiques d’un genre différent : des individus dont ce n’est pas le métier d’être critique, et donc dont on n’attend pas qu’ils se rendent toujours dans les mêmes restaurants pour vérifier la constance.
Ce que font tous ces individus, c’est qu’ils essaient de se positionner par rapport aux critiques professionnels et de faire les choses différemment – de porter un regard différent sur le monde de la restauration. Par exemple, la plupart de ces individus ne se rendent dans un restaurant donné qu’une seule fois dans leur vie. Ils sont en quête de nouveauté plutôt que de constance !
Et à mesure que leur influence grandissait, les restaurants intéressants et innovants qui offraient à leurs clients une nouvelle expérience à chaque visite sont devenus les restaurants qui ont en quelque sorte émergé au sommet de ce monde alternatif, alors que tous les restaurants traditionnels conventionnels où l'accent était mis sur la constance de l’exécution ont continué de dominer dans une hiérarchie plus traditionnelle.
Dans l’ensemble, on a donc plusieurs tendances : le développement d'une plateforme de connaissances à laquelle tout le monde peut accéder, le fait qu'il y a soudain un moyen pour les chefs de se parler via les réseaux sociaux et les conférences, et la relève parmi les prescripteurs – qui peut déclarer qu’un restaurant vaut le détour ou pas. Ces trois tendances, combinées, ont contribué à la formulation d’un nouveau message : celui selon lequel il faut mettre l’accent sur l’innovation.
C'est intéressant. La même chose est arrivée à l'informatique, qui avait aussi ses gardiens du temple – des institutions comme l’université Stanford ou Imperial College à Londres. Et puis soudain, il y a eu le mouvement open source et l’émergence de plateformes comme Github et Stack Overflow, qui a permis aux développeurs d’être reconnus par leur pair sans l’intermédiation d’institutions. Penses-tu que la même chose est arrivée dans le monde de la gastronomie ?
Je pense en effet que cette dynamique existe dans de nombreux secteurs. En informatique ou en développement de logiciels, on observe des tendances similaires. Comme tu l’as souligné, la qualité a longtemps dépendu de l’intermédiation de grandes institutions comme IBM et Microsoft.
Mais maintenant, n’importe qui peut écrire des lignes de code en recourant à des plateformes qui leur fournissent l’infrastructure pour ce faire. Avec Amazon Web Services, par exemple, il n’y a plus besoin d’avoir une grande entreprise derrière soi pour déployer une infrastructure. Idem pour d’autres plateformes comme l'App Store, par exemple.
Les app stores sont ainsi devenus des canaux de distribution pour les personnes qui lancent de nouveaux produits logiciels. Je pense que des mécanismes similaires sont à l'œuvre dans de nombreux secteurs. Une idée que j'essaie de promouvoir avec ce livre, c'est l'idée selon laquelle on ne peut comprendre les grands changements de notre époque que si on s’intéresse à de petits changements qui n’ont l’air de rien au premier abord.
Car si tous ces petits changements surviennent tous en même temps, alors ils font basculer les choses. On observe cela dans la musique, certainement un domaine où cela s'est probablement produit au cours des six ou sept dernières années. Dans les médias, le secteur de la presse a complètement changé ces huit dernières années, et surtout ces quatre dernières années, pour des raisons très similaires. L’univers de la vidéo mettra un peu plus de temps à changer, mais la même chose est en train de s’y produire.
Ce nouveau paradigme met à l’épreuve les managers, qui ont longtemps considéré les emplois comme des concepts monolithiques, avec fiche de poste et liste de tâches à exécuter.. Mais comme tu le dis, si l’objectif est d'innover, alors, eh bien, il faut accepter qu'il n'y a pas de place pour ce management monolithique : les emplois doivent changer et évoluer en permanence.
Une autre chose que tu signales est que les membres de ces équipes innovantes ont des façons vraiment intéressantes de travailler ensemble et d'apprendre les uns des autres. A quoi ressemble l'organisation du travail dans un univers qui promeut à ce point l’innovation ? Quels sont les principaux éléments pour la faire fonctionner ?
J’apprécie beaucoup que tu me poses cette question ! Je pense que l'élément clé des rôles individuels dans toute entreprise ou organisation est que depuis plusieurs décennies maintenant, nous pensons qu'il est préférable pour tout employé de savoir avec certitude quel rôle il joue. Il faut donc savoir quelles sont les tâches qu'il doit accomplir, comment il va être évalué sur ces tâches.
Il faut que tout soit stable,complet, prévisible. Il faut être capable de décrire tout ce que fait un employé et l’idée est que rien de tout cela ne doit changer jusqu’à ce que cet employé soit promu ou muté dans une autre fonction. L’idée des tâches normalisées est en quelque sorte l'hypothèse par défaut. C'est tellement par défaut que les gens n'y pensent même pas dans la pratique ou dans les recherches dans le domaine du management.
Quant à moi, ma principale objection à cette façon de penser est très simple, très logique. Je pense que quiconque se donne pour objectif d’innover ne sait même pas encore ce qu’il essaie de faire.
Dans ces conditions, comment définir le travail de quelqu'un de façon complète et constante ? C'est un premier problème. Disons que vous êtes une entreprise orientée vers l'innovation et que vous dites que vous voulez innover. Comment pouvez-vous avoir des fonctions stables et complètes, définies à l'avance ? Logiquement, cela ne fonctionne pas.
L'autre problème est que toutes les entreprises ne se disent peut-être pas qu'elles veulent innover à tout prix, mais elles n’en sont pas moins confrontées à une grande incertitude.
Or face à l’incertitude, il est impossible de savoir ce que va devenir l’entreprise, ni ce que les employés doivent faire en son sein. Dans un contexte d’incertitude, comment définir le rôle de chaque employé de manière complète, stable et anticipée ? Là encore, en toute logique, cela ne fonctionne pas. Donc, si quelqu'un me demande pourquoi je pense qu'il faut des rôles négociés et des rôles ouverts, ce dont je parle comme alternative, c'est parce que c’est la seule option pour quiconque veut innover.
De même qu’en situation d'incertitude, il est indispensable d’avoir des rôles ouverts. Il n'y a pas d'autre option. Donc, en pratique, que se passe-t-il ? Je pense que la chose la plus importante qui se passe si vous avez un rôle à durée indéterminée, les deux choses les plus importantes, la première est que l'employé et l'organisation, les autres membres de l'équipe, le manager, les dirigeants, doivent tous reconnaître explicitement que le rôle de chacun est indéterminé.
L’indétermination ne signifie pas que l’organisation est amorphe. Il est tout à fait possible de décrire à un employé 60, 70, voire 80 % des tâches qu’il aura à accomplir, tout en lui disant que le reste est encore inconnu dans un contexte d’incertitude.
Et le rôle de chaque employé, précisément, est de contribuer à la détermination de son propre travail : en révélant ce qu’il ou elle aime faire, en développant sa propre sensibilité à son environnement, en faisant valoir son point de vue. Et ces deux choses, je pense, permettent instantanément d'avoir un rôle ouvert qui n’échappe pas à l’emprise de l’organisation mais, au contraire, peut aider cette organisation à découvrir de nouvelles choses à faire. La première chose à faire est donc de s'assurer que l'employé et l'organisation comprennent tous deux que le rôle est ouvert et dans quelle mesure il l'est.
Il faut juste qu'il y ait une discussion ouverte à ce sujet, et non pas que l'organisation suppose que l'employé sait ou que l'employé suppose que l'organisation a réellement eu une conversation sur la part du rôle qui est fixe et celle qui est libre.
Un autre aspect important est qu’il faut traiter tout le travail comme un moyen de déterminer si quelqu'un est bon pour faire quelque chose. Et je sais que cela semble vraiment brutal, comme si vous étiez toujours testé, mais ce n'est en fait pas aussi onéreux que cela en a l'air. Parce que si chaque chose que vous faites est potentiellement un test, alors la plupart des choses qui sont des tests sont vraiment, vraiment à petite échelle.
Et cela signifie que vous n'avez pas à y penser. À un moment donné, tout le monde commence à utiliser toutes ces choses dans lesquelles vous excellez au quotidien : si c’est un restaurant, ça peut être l’excellence dans la préparation d’une nouvelle sauce ; si c’est un cabinet d'avocats, c'est la façon dont une personne donnée rédige un contrat. Chaque tâche qui vous est confiée devient un moyen de montrer que vous savez comment faire quelque chose de bien. Et pour tous les autres, c'est une façon d’observer si cette personne excelle ou non dans l’exécution d’une tâche donnée.
Et cela permet de créer ces équipes intéressantes que tu as mentionnées, des équipes qui savent de manière très détaillée ce que tous les autres membres de l'équipe savent faire et aiment faire, de sorte qu'il n'est pas nécessaire de les manager aussi activement. Vous avez donc ces équipes qui se gèrent elles-mêmes parce que quand un nouveau défi émerge de l’incertitude, elles savent exactement comment se positionner et se recomposer pour le relever.
qu'elles savent, une nouvelle chose apparaît que l'équipe doit faire, elles n'ont même pas besoin que quelqu'un leur dise de le faire.
Elles sont sur le coup et elles ne sont pas sur le coup juste dans le sens où, oh, nous ne savons pas comment répartir le travail entre nous. En fait, ils sont sur le coup dans le sens où, oui, je vais juste supposer que ce type va le faire. C'est quelque chose que cette personne va faire parce qu'elle est douée pour le faire et qu'elle veut le faire. Et ce sera une croyance exacte parce qu'ils ont passé le processus de tester à la fois ce pour quoi ils sont bons et aussi ce qu'ils veulent faire chaque jour où ils ont travaillé ensemble.
C'est donc une façon différente de penser à la façon dont les équipes se construisent. Il ne s'agit pas de constituer une équipe au début et de s'assurer qu'elle fait des exercices de construction d'équipe pendant trois jours, puis de les terminer. C'est cette idée que tout se passe lentement et continument et donc de façon plus exhaustive, beaucoup plus dans le détail et de façon continue pendant toute la période où les membres de cette équipe travaillent ensemble.
Tout cela se passe donc dans la cuisine. Mais dans l’une de tes récentes newsletters, tu as répondu à une question qui a dû t’être beaucoup posée pendant la pandémie : qu'en est-il du travail à distance ? Comment les choses se passent-elles si les gens ne sont pas ensemble dans la même pièce ? Comment interagir de manière aussi riche dans ces conditions ?
Oui, je pense que le travail à distance est problématique pour toutes les équipes dont les interactions se concentrent autour de choses comme une assiette de nourriture ou le modèle d'une voiture ou comme un modèle architectural ou même un film.
Si le résultat du travail d’un individu peut être transmis à d'autres personnes pour qu'elles le regardent, y réfléchissent et le commentent, alors le travail à distance est possible. Nous-mêmes, notre travail est de cet ordre : nous écrivons des courriels, nous rédigeons des documents, nous organisons des réunions. Toutes ces choses peuvent se produire virtuellement. Tant que le produit du travail peut être évalué, le travail à distance ne constitue pas un obstacle insurmontable à ce genre de travail d'équipe.
Un autre aspect important, c’est le partage au fil de l’eau. Au lieu d’attendre de disposer d’un produit fini, il faut partager le travail au fil de l’eau pour permettre aux autres de membre de l’équipe de comprendre la façon de penser et de travailler de chacun.
Il est impossible de dessiner cette carte mentale des membres d’une même équipe, de ce qu’ils aiment faire ou pas faire, à moins d'interagir de façon continue dans un contexte de travail. L’une des choses que je suggère pour faciliter le travail à distance est de s'habituer au fait que le travail à distance peut parfois sembler inefficace : parfois, il s’agit de se réunir à distance simplement pour parler du travail en cours et donner un retour d'information aux autres.
Il semblerait plus logique d’attendre qu’un projet ait abouti et que chaque réunion se déroule aussi vite que possible. Mais si on s’en tient à ça, alors on n’apprend pas à penser avec d'autres personnes, on ne découvre pas comment les autres pensent, on passe à côté de tout cela. Je pense donc que le travail à distance est un défi pour l’organisation du travail, mais ce défi est loin d’être insurmontable.
Intéressant. Ma prochaine question concerne l'inconfort, que tu as déjà mentionné. L'innovation requiert de s’adonner à des disciplines qu’on ne maîtrise pas encore parfaitement. Or peu de gens consentent à ne pas exceller dans un domaine : ce n'est pas bon pour l’ego. Du coup, tu as beaucoup écrit sur l'aspect paradoxal de la motivation en matière d’innovation. Et tu introduis cette idée du “désespoir programmé”. Peux-tu nous expliquer ce que tu entends par là ? Plus généralement, qu'est-ce qui, selon toi, est important pour la motivation à notre époque ?
Absolument. L’un des problèmes avec l’innovation c’est qu’elle a pour corollaire la fréquence des échecs. Or quiconque veut éviter l'échec a tendance à se limiter à ce qu’il sait déjà faire.
Prenons un exemple qui m’est familier ces temps-ci : apprendre une nouvelle langue. Toute personne qui, comme moi, se plie à cette discipline se retrouve constamment dans des situations où elle emploie un mot à mauvais escient ou bien le prononce de façon incorrecte. C'est embarrassant ! Le problème, nous le savons tous, c’est qu’il est impossible d’apprendre et de se développer en tant qu'individu sans passer par cette phase inconfortable où les choses ne fonctionnent pas encore.
Et donc cette idée de désespoir programmé, elle est en fait venue, évidemment, en regardant les gens le faire dans les cuisines des grands restaurants. Parce que nous savons à quel point il est difficile d’être confronté à l’échec, une approche possible est de placer les individus dans des situations où ils n’ont pas le choix. C’est de là que vient ce concept du “désespoir programmé” : l’enjeu est d’amener les gens à se lancer dans des entreprises où ils sont à peu près certains d’échouer et de leur donner un délai précis au terme duquel ils doivent passer à autre chose. L’objectif, évidemment, est qu’ils apprennent quelque chose et progressent au passage !
C'est cette inspiration d’une petite quantité de désespoir qui débloque tout cet apprentissage. C'est pourquoi j'utilise souvent l'analogie de l'entraînement à la résistance physique. Plutôt que de se lancer immédiatement dans les épreuves les plus difficiles, on commence par chercher à atteindre des objectifs qui sont à notre portée – un peu comme des athlètes qui ne cherchent pas d’emblée à battre des records, mais commencent par explorer leurs limites. L’enjeu, c’est de calibrer : de commencer par une tâche qui est à sa portée, puis de pousser un peu plus loin. Il s’agit d’un processus de développement à la fois cognitif et, dans certains cas, physique. Et pour moi, la même chose se produit à l’échelle de toute une équipe – comme un individu, une équipe composée de plusieurs individus sait explorer les limites de ce qu’elle peut faire et, pour cela, elle cherche à surmonter l’épreuve du désespoir programmé.
Tout cela change aussi notre vision du leadership. Le rôle d’un leader, dans une équipe, c’est de cerner les limites de cette équipe à un instant donné, puis de chercher à la pousser un peu plus loin, jusqu’à ce que cette équipe se sente à l’aise dans cette situation permanente de “désespoir programmé” – qui ne fait que refléter l’incertitude généralisée qui environne l’organisation. J’ai observé cela dans mes recherches : des équipes que j’ai vues longtemps déstabilisées face à l’incertitude ont fini par prendre leurs marques et s’habituer à l’idée de se mouvoir dans l’incertitude.
Ce n’est pas évident du tout ! Rien de tout cela n'est arrivé du jour au lendemain. C'est arrivé parce qu'au fil des années, ces équipes ont appris à faire des choses de plus en plus difficiles, mais elles ont aussi appris cette méta-compétence qui consiste à faire quelque chose qui n’est pas maîtrisé au départ – et à s’habituer à l’idée que l’échec n’est pas un problème.
Je dis ça, mais moi-même je déteste l'échec et je fais de mon mieux pour l'éviter. En même temps, je sais, et nous savons tous, que la plupart du temps quand on échoue, les conséquences sont insignifiantes. Ce que ces équipes ont fait, c'est qu'en se projetant progressivement plus loin qu'elles ne pouvaient aller, elles ont acquis la capacité de savoir que l'échec est généralement acceptable. Elles ont également été capables de surmonter cet obstacle profond, viscéral, émotionnel, quel que soit le nom qu'on lui donne, qui les empêche de faire des choses qui pourraient échouer – cet instinct presque animal de la peur face à l'échec, qui elle-même entraîne de la réticence face à la difficulté.
En surmontant cet obstacle, ces équipes finissent par admettre que même si c’est difficile, cela vaut quand même le coup d’être tenté. Et c'est en fait très satisfaisant car, qu’on réussisse ou qu’on échoue, on apprend beaucoup de choses et on est ainsi mieux préparé pour le prochain tour. Je ne sais donc pas combien de temps une équipe peut tenir dans l’absolu, mais celles que j’ai observées dans mes recherches ne cessent de progresser et de progresser encore.
C'est incroyable. On dirait d’ailleurs que tu t’appliques ces principes à toi-même, n’est-ce pas ? Tu as déménagé en France pendant la pandémie, avec ce qui semble être un nouveau défi ou un nouveau projet ? Je ne sais pas si tu as envie de parler de cela, de ton prochain projet et de ce sur quoi tu travailles actuellement. Mais tu es manifestement prêt à accepter le malaise et le défi de ne pas être bon dans quelque chose. Par exemple, tu as mentionné l'apprentissage du français et la difficulté d'apprendre une nouvelle langue et d'être immergé dans une culture étrangère.
Que peux-tu nous en dire ? Qu'est-ce qui t’a amené en France dans cette période de pandémie ?
Eh bien, ce qui m'a amené en France, c'est que j'ai un projet de recherche à long terme sur le vin naturel. Il était donc logique de venir dans un pays où l'on fait du vin, comme la France. Malheureusement, en ce moment, ce n'est pas vraiment un projet qui peut être poursuivi. L'autre projet qui m'a fait sortir de Londres, je ne peux pas encore en parler, mais j’en parlerai bientôt !
Pour tout dire, cette période de pandémie rend possible des choses que je n’aurais jamais envisagées par le passé. Dans un environnement stable, beaucoup de choses que j’ai entreprises récemment n'auraient jamais vu le jour. Mais maintenant que la pandémie inspire de l’incertitude de toutes parts, déménager dans autre pays et apprendre une nouvelle langue ne semblent pas un défi insurmontable !
Oui, le coût marginal semble faible, compte tenu du contexte !
Oui ! Je ne sais pas si tu ressens la même chose, mais à mes yeux beaucoup de gens se disent désormais que, foutu pour foutu, autant tenter des choses qui semblent vouées à l’échec. Peut-être que ces efforts n’aboutiront à rien de concret, mais au moins nous aurons appris beaucoup de choses au passage.
Il est donc assez agréable, dans un sens, d'être mis dans une situation où il est facile de prendre une décision difficile comme celle-ci, alors que jusqu’au mois de mars tout était si stable, confortable et prévisible ! Le contraste entre la confiance normale de tous les jours et le malaise et l'insécurité incroyables qu'il y a probablement à changer cette vie devient décourageant et impossible. Mais quand tout est comme ça, qui sait ce qui va se passer ? Soudain, tout est plus facile.
Ou encore, il n'y a, disons, aucune raison de ne pas le faire. Comme tu le dis, puisque nous sommes foutus, autant nous amuser et relever des nouveaux défis ! J'aime cette conclusion parce que dans le contexte de ce pessimisme ambiant, c’est une approche très optimiste des choses – une vision positive du monde que nous pouvons tous partager.
Je ne veux pas prendre trop de ton temps – cela fait déjà une heure que nous sommes ensemble ! Merci beaucoup, Vaughn, pour cette conversation fascinante. Et j'espère que nous pourrons en reparler bientôt, lorsque tu pourras nous en dire plus sur tes nouveaux projets. Bonne chance à toi !
J'ai hâte d'y être. En fait, juste pour donner un aperçu, c'est quelque chose qui s'applique à tous les citoyens européens. Et je pense que c'est une chose assez importante pour tous les citoyens européens. J'espère donc que nous pourrons en parler très, très bientôt. Je l'espère.
Tiens-nous au courant ! Merci encore, au revoir et à bientôt.
Merci beaucoup de m’avoir invité !
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(Générique : Franz Liszt, Angelus ! Prière Aux Anges Gardiens—extrait du disque Miroirs de Jonas Vitaud, NoMadMusic.)
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