Les marchés financiers à la veille d’un nouveau “Big Bang” ?
Nouveau Départ, Nouveaux Défis | Nicolas Colin
✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
Dans les années 1970 et 1980, les marchés financiers ont connu des transformations majeures. Trois réformes en particulier ont marqué cette période sur les principales places financières de l’époque : en 1975, la fin des commissions fixes à la Bourse de New York ; en 1985, la modernisation des marchés financiers en France ; et en 1986, le “Big Bang” de Londres sous Margaret Thatcher, qui a libéralisé le secteur financier britannique. Ces changements ont profondément modifié la façon dont les capitaux circulent et ont ouvert la voie à de nouvelles dynamiques économiques.
Aujourd’hui, plusieurs signaux suggèrent que nous sommes à l’aube d’une transformation similaire. Le paysage financier actuel rappelle étrangement celui des années 1970 : une concentration croissante du marché autour d’un petit nombre d’acteurs dominants, comme les “Magnificent Seven” (Apple, Microsoft, Amazon, etc.), qui évoquent les “Nifty Fifty” d’il y a cinquante ans ; un ralentissement de l’innovation technologique, qui atteint un certain palier de maturité ; et une pression inflationniste qui pèse sur l’ensemble de l’économie. Autant d’éléments qui indiquent qu’un nouveau cycle de transformation et d’adaptation est inévitable.
Un des signes les plus visibles de ce changement vient du PDG de Goldman Sachs, David Solomon, qui a récemment conseillé aux entreprises d’être très prudentes avant d’envisager une introduction en Bourse. Ce simple avertissement témoigne d’un changement de perception fondamental : alors que l’entrée en Bourse était autrefois un passage obligé pour les entreprises en croissance, elle est aujourd’hui perçue comme un risque, voire un frein.
Parallèlement, un phénomène plus structurel transforme la manière dont les marchés fonctionnent : la montée en puissance de l’investissement passif. Aujourd’hui, près de 45 % du marché boursier est contrôlé par des fonds indiciels et des produits financiers automatisés, qui ne sélectionnent pas activement les entreprises dans lesquelles ils investissent mais se contentent de répliquer la composition des indices boursiers. Selon l’analyste Michael Green, cette tendance a profondément bouleversé la mécanique des marchés, créant une “bulle passive” où les prix des actions ne sont plus véritablement fixés par l’évaluation des entreprises, mais simplement par l’afflux massif de capitaux dans ces fonds.
Face à cette nouvelle réalité, plusieurs innovations financières émergent et pourraient redéfinir le paysage économique. La première est la tokenisation des actions, qui repose sur la blockchain pour réduire les coûts des introductions en Bourse et des transactions secondaires. De nombreuses entreprises, comme Fairmint [NDLR: société du portefeuille de The Family] travaillent déjà sur ces nouvelles infrastructures qui pourraient rendre le marché plus accessible et plus fluide.
Une autre transformation pourrait venir du financement des entreprises numériques. Dans les années 1970, Michael Milken avait révolutionné la finance en popularisant les obligations à haut rendement (également connues sous le sobriquet de junk bonds), permettant aux entreprises jugées trop risquées d’accéder au crédit. Aujourd’hui, un acteur pourrait jouer un rôle similaire en développant des instruments de dette adaptés aux entreprises numériques, qui disposent rarement d’actifs physiques à mettre en garantie mais dont la valeur repose sur des actifs immatériels comme les données, la propriété intellectuelle, ou la promesse de revenus futurs.
Enfin, le marché des acquisitions d’entreprises technologiques connaît une mutation rapide. Des fonds comme Vista Equity Partners et Thoma Bravo ont appliqué aux entreprises SaaS (logiciels en ligne) les stratégies classiques des rachats avec effet de levier (LBO), et cette approche pourrait bientôt s’étendre à d’autres secteurs du numérique. Reste à savoir qui sera le grand architecte de cette transformation et jusqu’où elle pourra aller.
Ces évolutions ne sont pas sans risques. La “bulle passive” mise en avant par Michael Green pourrait rendre les marchés extrêmement vulnérables en cas de retournement brutal des flux financiers. Si les fonds passifs se retrouvent en situation de vente forcée, il pourrait ne plus y avoir d’acheteurs naturels sur le marché, ce qui amplifierait une chute des cours. De son côté, le chercheur Ludovic Phalippou souligne que dans le private equity, une poignée d’acteurs capte l’essentiel des rendements à travers des honoraires de gérance (management fees) disproportionnés, ce qui pose la question de l’alignement des intérêts et de la stabilité du système.
Ces tensions pourraient mener à une vague de dérégulation comparable à celle des années 1970 et 1980, où les “Big Bangs” avaient redessiné en profondeur les marchés financiers pour s’adapter à une nouvelle donne économique. Ce qui est certain, c’est que la finance devra se réinventer. Tout comme les innovations financières des années 1970 ont permis d’accompagner la maturité de l’économie de la production de masse, les transformations à venir devront répondre aux défis du XXIe siècle, en particulier l’arrivée à maturité de l’économie numérique. La seule question est de savoir qui en prendra l’initiative et quelle forme ce nouveau “Big Bang” prendra.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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