L'inflation et les limites du progrès technologique : des années 1970 à aujourd’hui
Nouveau Départ, Nouveaux Défis | Nicolas Colin
✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
L’inflation, longtemps un lointain souvenir dans les pays développés, est redevenue en quatre ans un enjeu économique et politique majeur. Beaucoup la perçoivent comme la conséquence des perturbations liées à la pandémie, aux dépenses publiques massives et à l’instabilité géopolitique. Mais cette interprétation conjoncturelle n’explique pas tout. Une analyse plus approfondie suggère une dynamique structurelle plus profonde : le ralentissement du progrès technologique et ses conséquences sur l’évolution du prix des biens et des services. Pour comprendre les origines de cette inflation récente, un retour aux années 1970 s’impose.
Le contexte inflationniste de 2020–2024
Le retour de l’inflation entre 2020 et 2024 a coïncidé avec les bouleversements économiques provoqués par la pandémie mondiale. Dans le monde entier, les pouvoirs publics ont réagi par des dépenses publiques massives, une réponse rappelant la politique traditionnelle keynésienne face à des chocs macroéconomiques d’ampleur. Une part élevée de ces dépenses publiques a contribué à soutenir la consommation. Mais une autre part, amplifiée par une politique monétaire accommodante et un emballement des marchés financiers, a alimenté une bulle dans l’économie numérique, révélée par la frénésie des levées de fonds dans les startups en 2021.
Il faut dire que durant cette période, la société tout entière a poussé très loin l’adoption massive des technologies numériques. Le télétravail, l’école à distance, les événements en ligne, le cinéma en streaming, les livraisons à domicile et les interactions virtuelles ont explosé. Et cette expérience sans précédent a révélé jusqu’où l’informatique et les réseaux pouvaient durablement transformer nos vies : finalement, pas tant que ça ! Il reste bien sûr des résidus de l’économie numérique de la pandémie. Mais dans tous les secteurs, le balancier est reparti très loin dans l’autre sens. Nous sommes presque tous revenus au bureau, à l’école, au cinéma, au restaurant. Notre vie est moins numérique qu’elle ne l’était en 2020-2021.
On découvre ainsi, comme avec la production de masse dans les années 1970, qu’il existe des limites intrinsèques à ce que la technologie peut accomplir. Lorsqu’un afflux monétaire aussi massif que pendant la pandémie, accompagné d’expérimentations radicales dans les modes de vie et les usages, ne se traduit pas par une inflexion durable dans la façon de produire et de consommer, cela signifie que le traditionnel mécanisme keynésien de rétroaction positive ne fonctionne pas (ou plus). La demande supplémentaire issue des dépenses publiques depuis 2020 ne s’est pas traduite par l’accélération de la transition numérique, la création de millions d’emplois et des salaires réels en hausse, comme après la Seconde Guerre mondiale. Au lieu de cela, la pandémie semble ne nous avoir laissé en héritage que de l’inflation… et ses conséquences politiques désastreuses.
Retour sur l’inflation des années 1970
Les années 1970 sont associées dans nos mémoires aux chocs pétroliers de 1973 et 1979, souvent présentés comme les principales causes de l’inflation de l’époque. Mais cette interprétation néglige un facteur clef : les limites atteintes, précisément à cette époque, par la production de masse.
Dans les années 1970, en effet, quasiment toutes les filières à même de bénéficier de la production de masse avaient déjà adopté cette façon de produire. Dans le même temps, certaines filières, comme la construction ou la restauration, continuaient de résister à son application, montrant que la production de masse ne marchait pas à tous les coups et dans tous les contextes. Cette arrivée à saturation du principal moteur de développement économique dans la seconde moitié du XXe siècle a révélé une chose : après trois décennies de massification de la production, la courroie de transmission semblait être cassée. L’augmentation de la demande n’était plus systématiquement suivie par l’expansion de la production de masse.
Cette rupture n’a pas été comprise à l’époque. De nombreux gouvernements ont continué à mettre en oeuvre des politiques keynésiennes, y compris la France au début des années 1980 après l’accession de François Mitterrand à l’Elysée. Mais le contexte avait radicalement changé. A l’époque des Trente glorieuses, des marchés entiers restaient à conquérir pour la production de masse. Une augmentation ponctuelle de la demande déclenchait donc un cycle vertueux : massification de la production, création d’emplois, salaires plus élevés, consommation soutenue. Autrement dit, il y avait un intérêt, pour les pouvoirs publics, à augmenter ponctuellement le niveau de la dépense publique dans des contextes de crise afin remettre l’économie sur les bons rails. Mais dans les années 1970, ce mécanisme s’est enrayé. Incapables de massifier plus avant, les entreprises ont abandonné l’expansion de leur offre grâce à la production de masse pour privilégier des approches comme la concurrence par les prix ou la recherche d’un positionnement stratégique durable (suivant les préceptes du père fondateur de la stratégie d’entreprise, Michael Porter). La demande a donc cessé d’être suivie par l’offre, et un déséquilibre s’est creusé entre les deux, générant de l’inflation.
Pire encore : effrayée par la stagnation observée sur tous les marchés, malgré le surcroît de dépenses publiques censées soutenir l’économie, les entreprises ont redirigé leurs efforts d’innovation vers les gains d’efficience, remplaçant de plus en plus les travailleurs par des machines pour réduire les coûts, sans pour autant augmenter leurs capacités de production. Cela a annulé les effets secondaires traditionnels de la politique keynésienne : la création d’emplois et l’augmentation des salaires. Les gains d’efficience étant devenus la boussole des entreprises, d’autant plus avec la financiarisation de l’économie dans les années 1980, la culture du système productif et son système d’incitations sont devenus incompatibles avec le succès des politiques keynésiennes, que les pouvoirs publics ont plus ou moins mises au placard jusqu’à la pandémie de 2020 (et, aux Etats-Unis, la crise financière de 2008).
Une leçon pour aujourd’hui
Les événements de 2020–2024 montrent des parallèles frappants avec cette période historique, les années 1970. La tentative de pousser la transition numérique à son maximum pendant la pandémie a révélé que l’informatique et les réseaux, tout comme la production de masse autrefois, ne peuvent pas s’étendre et transformer indéfiniment les façons de produire pour répondre à une demande accrue. Or lorsque les limites technologiques sont atteintes, comme aujourd’hui, le cycle keynésien dysfonctionne : les dépenses publiques supplémentaires ne se traduisent plus par une relance de l’économie, mais principalement par de l’inflation.
Si nous sommes bien à un tournant comparable à celui des années 1970, cela ne signifie pas pour autant que le progrès technologique va s’arrêter. Cela veut plutôt dire, comme on le devine déjà en observant les progrès de l’intelligence artificielle, que les entreprises vont intégrer l’idée qu’on a atteint un plateau en termes de croissance des marchés et que s’ouvre une ère de stagnation. Leurs efforts d’innovation vont donc se concentrer sur l’augmentation de la productivité du travail, avec une technologie désormais mise au service de la baisse des coûts de production par l’automatisation – autrement dit, de moins en moins d’emplois créés et des salaires réels qui n’augmentent plus.
Autrement dit, l’inflation actuelle n’est pas seulement un problème de politique économique à court terme. Même si la politique monétaire finira par en venir à bout, elle reflète des contraintes structurelles dans l’adoption de technologies du moment (l’informatique et les réseaux) et la fin d’un cycle où l’innovation a été portée par la mise à jour de nouvelles manières de produire et de consommer. Pouvons-nous intégrer ces observations et changer notre approche de la politique économique ? Espérons, en tous les cas, qu’il n’est pas trop tard pour éviter les innombrables erreurs commises dans les années 1970, dont il est temps de tirer les leçons.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Le passage mentionnant la seconde guerre mondiale donnerait presque envie de conclure qu'une bonne guerre remettrait bien tout ça sur les rails. Dans ce sens n'y a-t-il pas une tentation autoritariste des industries numériques aux États-Unis pour imposer des technologjes en s'associant à un pouvoir politique très conquérant?