Pour cette nouvelle saison de Nouveau Départ, Laetitia et moi vous proposons désormais des tribunes ✍️ en plus de nos podcasts 🎧 Après celle de Laetitia sur Les profs démissionnent en masse, c’est maintenant mon tour de contribuer à l’écrit. Bonne lecture ! 🤗
🇦🇷 Pour qui s’intéresse à la question du développement économique, l’Argentine est un cas d’école. Comment cette nation, parmi les plus industrialisées et développées du monde il y a un peu plus d’un siècle, a-t-elle pu s’enfoncer dans les tourments et la précarité qui la caractérisent depuis maintenant plusieurs décennies ? Certains pays se développent et leurs habitants deviennent plus riches d’année en année. D’autres, comme l’Argentine, régressent. Comment expliquer cela ?
Vue des pays en voie de développement, l’Argentine est un concentré des problèmes à éviter à tout prix pour rester engagé sur la voie de la prospérité : l’industrialisation par substitution (vouloir à tout prix produire localement des produits qui, à l’importation, valent moins cher et sont de meilleure qualité), le financement du déficit par la création monétaire (qui entraîne une inflation galopante), le populisme (réponse maladroite à la pauvreté), les crises politiques à répétition.
Vue des pays développés, l’Argentine est une leçon d’humilité : rien ne garantit, si l’on est riche aujourd’hui, qu’on continuera d’être riche demain ! Pour ma part, en tout cas, ce précédent historique m'a toujours fasciné. L’Argentine, si lointaine, ne me préoccupe pas seulement en tant que telle. Elle m’inspire aussi et surtout de l’inquiétude pour l’économie française, dont j’ai toujours redouté qu’elle prenne le même chemin que cette ancienne puissance économique d’Amérique du Sud.
Voici en effet ce que nous révèle cette Argentine jadis si prospère : par une série d’accidents, on peut s’enfoncer dans une crise qui, de passagère, devient durable et précipite l’économie nationale dans l’abîme. Inflation, chômage, pauvreté et instabilité politique se nourrissent alors mutuellement, dans une spirale infernale que rien ne peut arrêter et qui finit par avoir raison de l’appareil productif national. Et si l’on ne peut plus créer de valeur, alors on cesse d’être un pays développé.
La France au prisme de l’Argentine
Si l’on se tourne vers la France et qu’on la regarde à ce prisme, nombreux sont les signes qui évoquent l’Argentine s’enfonçant dans la crise. Il y a d’abord la montée du populisme, qui s’est accélérée depuis une décennie et pourrait déboucher, lors de la prochaine élection présidentielle, sur l’accession au pouvoir de Marine Le Pen. Il y a également le retour du protectionnisme, certes tempéré par l’Union européenne, mais qui est le lot de beaucoup de pays aujourd’hui dans un monde fragmenté par la pandémie mondiale et les tensions entre les États-Unis et la Chine.
Il y a, par ailleurs, la double menace des déficits publics et de l’inflation. Bien sûr, la banque centrale européenne fait tout ce qu’elle peut pour juguler l’inflation, et l’appartenance à la zone euro empêche la France, même très endettée, de dévaluer sa monnaie et d’appauvrir ainsi son économie. Mais la situation macroéconomique n’en réveille pas moins le souvenir de précédents délétères : si ce n’est l’Allemagne et son hyperinflation dans les années 1920, du moins des pays comme l’Argentine (précisément) où l’inflation a contribué de façon déterminante à l’installation d’une crise durable et à un retard de développement économique.
Il y a, enfin, les indicateurs objectifs qui suggèrent que le développement de l’économie française s'essouffle par rapport à la moyenne des pays du G7 – et, surtout, au champion de la croissance que sont les États-Unis, tout particulièrement depuis la crise financière de 2008. Même si les phénomènes sont différents de ceux qui expliquent la situation de l’Argentine aujourd’hui, la France n’est-elle pas sujette à des tendances profondes qui, progressivement, vont réduire sa capacité à créer de la valeur et vont appauvrir ses habitants ?
Se comparer aux États-Unis ?
C’est à ce point qu’il faut prendre du recul et mettre en perspective la situation de l’économie française, notamment par rapport aux États-Unis. Pour faire court : oui, la France a des difficultés à développer son économie, notamment depuis la crise de 2008 ; mais non, la France n’est pas l’Argentine – elle est même beaucoup plus proche des États-Unis que ce suggèrent les apparences.
Par exemple, nous Français sommes certes moins bien placés que les Américains en termes de PIB par habitant, mais l’espérance de vie à la naissance des Français est aujourd’hui supérieure de 4 ans à celle des Américains – pour diverses raisons : obésité, opiacés, armes à feu, autres... Cela signifie que l’écart se réduit si l’on mesure la valeur ajoutée par habitant, non sur une année, mais à l’échelle de la vie de chaque individu. A quoi bon gagner plus chaque année si on vit moins longtemps ?
Second facteur qui fait une énorme différence entre la France et les États-Unis : le poids des dépenses de santé, notamment privées, en pourcentage du PIB. En France, où les dépenses de santé représentent en gros 10% du PIB, on sait que celles-ci correspondent surtout aux régimes de protection sociale et contribuent assez directement à l’amélioration de la santé de toute la population. Aux États-Unis, en revanche, la majorité de ces dépenses de santé sont englouties par un secteur privé prédateur et inégalitaire – qui ne contribue même pas, tant s’en faut, à l’allongement de l’espérance de vie ! L’écart de richesse entre les États-Unis et la France se réduit donc encore un peu plus si l’on retire de l’équation les données privées de santé.
La richesse des indicateurs
Bien sûr, je ne recours pas à ces indicateurs alternatifs de développement pour affirmer que tout va bien et que nous pouvons nous reposer sur nos lauriers. En revanche, je veux suggérer qu’il faut apprendre à tenir compte de certains autres aspects, comme la qualité de vie et l’accès aux ressources essentielles, pour apprécier le niveau de développement d’un pays.
La France est loin d’être comparable aux États-Unis en termes de dynamisme économique et de croissance. Elle n’est, en revanche, pas si mal placée à bien d’autres égards : on y mange mieux ; on y vit plus longtemps et en meilleure santé ; le coût de la vie est plus bas ; l’accès aux services de santé est plus démocratisé, et ceux-ci coûtent moins cher dans l’absolu.
Le problème de tous ces aspects qu’on ne voit pas ou peu, c’est qu’on les mesure mal. Et le risque, pour tout ce qui est mal mesuré, c’est qu’on n’y prête pas suffisamment attention et qu’on laisse ces aspects positifs se dégrader dans l’indifférence parce qu’on ne les valorise pas suffisamment. C’est le danger d’un indicateur aussi parlant et synthétique que le PIB par tête : à trop le considérer, on a trop vite fait de conclure que rien d’autre ne compte.
Dans un podcast enregistré (en anglais) en 2021, l’économiste Tyler Cowen, interrogé par moi sur l’avenir de l’Europe, déclarait qu’il ne fallait pas trop s’en faire et que le facteur qui prédit le mieux qu’un pays sera riche et développé demain, c’est qu’il l’est déjà aujourd’hui !
Rassurés par cette règle empirique simple, il n’en faut pas moins continuer de réfléchir et travailler à comment faire mieux, sans céder sur nos valeurs et en tenant compte du contexte. C’est précisément pour éclairer ce chemin que nous avons créé Nouveau Départ en 2020 et la tâche reste immense. Alors continuez de nous suivre, abonnez-vous si vous ne l’êtes déjà, et à bientôt 🤗
Emilio Ocampo, Commodity price booms and populist cycles: An explanation of Argentina's decline in the 20th Century, Documentos de Trabajo, 2015.
Rok Spruk, The rise and fall of Argentina, Latin American Economic Review, 2019.
David Fickling, Do Nations Survive Populist Demagogues? Ask Argentina, Bloomberg, 2019.
Andrés Velasco, Argentina’s Recurring Nightmare, Project Syndicate, 2019.
Anirudh Pai, A New Galt's Gulch: Billionaires are taking over Argentina – does this herald a new-age of imperialism?, Dreams of Electric Sheep, 2020.
L’ambivalence du Protectionnisme (podcast “À deux voix”, 2020) 🎧
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Qui nous sommes
Laetitia | Fondatrice de CNVC Research, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité : critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 16 ans et vivons à Munich, en Allemagne, avec nos deux enfants. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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