Elon Musk et l'extrême-droite allemande : clefs pour comprendre
Nouveau Départ, Nouveaux Défis | Nicolas Colin & Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
Elon Musk, dirigeant de Tesla, SpaceX et autres, est régulièrement au centre des controverses, mêlant positions politiques polarisantes et décisions d’affaires non conventionnelles. Son dernier coup d'éclat ? Une déclaration publique soutenant l'Alternative für Deutschland (AfD), le parti allemand d'extrême-droite. À première vue, ce choix est étonnant : Musk, dont la gigafactory de Berlin-Grünheide dépend directement de la main-d’œuvre immigrée, embrasse une formation politique connue pour son hostilité à l’immigration et à l’Union européenne ainsi que ses positions xénophobes. Mais derrière ce soutien se cache une stratégie éminemment cynique.
Une Allemagne vieillissante et dépendante de l’immigration
Pour comprendre les implications de ce soutien, il faut revenir à la situation actuelle de l'Allemagne. Avec une population vieillissante et des secteurs clefs de l'économie, comme la santé, les services ou l’industrie, qui peinent à recruter, l'immigration est un pilier fondamental de la prospérité économique du pays. Par exemple, dans les hôpitaux allemands, près de 15 % du personnel soignant est d’origine étrangère, tandis que dans la restauration, ce chiffre grimpe souvent au-delà de 25 %. Dans des domaines comme la logistique ou les services à la personne, les travailleurs immigrés représentent une part essentielle de la main-d'œuvre, comblant des besoins que la population locale ne suffit pas à couvrir. Les travailleurs immigrés jouent un rôle crucial dans le fonctionnement des hôpitaux, des écoles, de la restauration et de la logistique. Sans eux, toute l’économie allemande serait à l'arrêt.
Dans ce contexte, le soutien de Musk à l'AfD paraît contradictoire. Comment un industriel, dont les ambitions en Allemagne supposent un pays à l’économie ouverte et dynamique, positionné au coeur de l’Union européenne, peut-il appuyer un parti qui prône la fermeture des frontières, la sortie de l’UE et le renvoi des étrangers ? La réponse tient dans une série de considérations où se mêlent l’intérêt bien compris des États-Unis… et beaucoup d’opportunisme personnel de la part de Musk.
Tesla à Berlin : une histoire de conflits et de frustrations
L’implantation de la gigafactory de Tesla près de Berlin, annoncée en grandes pompes en 2020, était censée symboliser un renouveau industriel pour l’Allemagne de l’Est. Mais depuis son ouverture, le projet tourne au fiasco. Entre opposition locale, comme le rejet massif des plans d’agrandissement lors de consultations publiques, conflits syndicaux exacerbés par les tensions avec le puissant syndicat IG Metall, et enquêtes environnementales sur la pollution de l’eau potable liée à la gigafactory, Tesla n’a jamais réussi à s’intégrer pleinement. La bureaucratie allemande, la résistance des écologistes et les revendications des syndicats ont exaspéré Musk, connu pour son aversion envers les règles et les contre-pouvoirs.
Ajoutez à cela les pressions européennes visant à protéger l’industrie automobile locale face à la concurrence chinoise – une mesure qui pénalise Tesla, dont une grande partie des voitures vendues en Europe est fabriquée en Chine. Ces frictions ont, semble-t-il, nourri un profond ressentiment chez Musk. Certes, tout n’est pas rose en Allemagne : nous-mêmes connaissons bien les innombrables dysfonctionnements de ce pays après plusieurs années de vie à Munich. Mais Musk tire des conclusions radicales et semble désormais voir dans l’Allemagne un pays hostile à ses intérêts.
L'AfD : un outil pour affaiblir l'économie allemande ?
Dans ce contexte, le soutien à l'AfD prend une autre dimension. Une montée en puissance de ce parti pourrait affaiblir les institutions allemandes en exacerbant les tensions politiques et en enfonçant l’Allemagne un peu plus dans son marasme économique, ce qui pénaliserait davantage l'industrie automobile locale – un concurrent direct de Tesla. Dans le même temps, l'AfD, avec son idéologie anti-syndicale et anti-écologiste, pourrait faciliter un environnement moins contraignant pour Musk, tout en affaiblissant les bases économiques et sociales de l'Allemagne.
Ce cynisme évoque les décisions prises par certains industriels allemands dans les années 1930, qui avaient soutenu Hitler pour contrer la syndicalisation de masse et la supposée menace communiste. Bien que motivées par une logique économique à court terme, ces alliances ont conduit, on le sait, à des conséquences catastrophiques. Toutes proportions gardées, Musk, emporté par ses pulsions idéologiques douteuses (et qui déteignent sur ses entreprises), semble prêt à jouer un jeu similaire.
Ce n’est pas la première fois que Musk utilise son influence politique de manière intéressée. Son alliance avec Donald Trump aux États-Unis répond à une logique comparable : il espère pouvoir influencer les décisions politiques en faveur de Tesla et SpaceX, notamment sur des questions de régulation, de fiscalité et de commerce international. Mais pour être certain d’obtenir des faveurs d’un Trump capricieux et impatient pendant quatre longues années, Musk ne peut se contenter d’avoir joué un rôle décisif dans l’élection présidentielle. Il aura besoin de payer à Trump un tribut en continu, ce qu’il fait ici en lui offrant la perspective d’une Allemagne affaiblie.
La puissance de l’AfD sur la scène politique allemande permettra en effet aux États-Unis d’exercer par ce biais une pression accrue sur les politiques commerciales européennes, en particulier dans le domaine de l’industrie automobile. Cela s’inscrit dans une logique de "diplomatie parallèle" que Trump semble apprécier, où le chaos et les divisions deviennent des leviers pour influencer les relations internationales. Sous le premier mandat de Trump, l’ambassadeur américain en Allemagne, Richard Grenell, illustrait déjà cette approche en passant beaucoup de temps à courtiser l’AfD et à critiquer ouvertement Angela Merkel – une approche au rebours des règles de la diplomatie, dont l’objectif explicite était de déstabiliser les institutions en place.
Un scénario français : Musk, Le Pen et la connivence des intérêts
En France, on pourrait aisément imaginer un scénario similaire, où Elon Musk, avec la condescendance dont il a fait preuve en Allemagne, expliquerait aux électeurs que Marine Le Pen et Jordan Bardella incarnent la solution à leurs problèmes. En réalité, ce ne serait qu’un nouvel épisode du même jeu cynique : complaire à Trump en semblant servir les intérêts des États-Unis, tout en maximisant les siens personnels au passage, avec pour objectif de vendre plus de Tesla en France.
Une alliance entre Elon Musk et le Rassemblement National (RN) aurait autrefois semblé incongrue pour une majorité de Français, notamment ceux attachés à l’innovation et à l’entrepreneuriat. Pourtant, une courroie de transmission est déjà en place entre ces mondes autrefois antagonistes. Pierre-Edouard Stérin, milliardaire français (mais résident belge, probablement pour des raisons fiscales), injecte des millions d’euros dans la transformation de l’image du RN, avec pour objectif de le présenter désormais comme un parti "pro-entrepreneur".
Des connexions discrètes mais stratégiques pourraient déjà exister entre Stérin et Musk, préparant le terrain pour une intervention de ce dernier dans le débat politique français, à l’approche des prochaines échéances électorales. Avec son flair pour exploiter les divisions et manipuler les discours, Musk aurait tout à gagner en s’insérant dans ce paysage : affaiblir l’Europe, défendre les intérêts américains et, bien sûr, s’assurer un rôle de premier plan dans une nouvelle bataille politique, au mépris des conséquences pour la France et ses citoyens.
Hypocrisie et cynisme au service de ses intérêts
Dans l’ensemble, Elon Musk incarne à lui seul l’hypocrisie d’un capitaine d’industrie prêt à tout pour servir ses intérêts. Aux États-Unis, il soutient la position de la Silicon Valley en faveur des visas H1B, attirant les meilleurs ingénieurs du monde entier dans un système qui les maintient captifs et exerce une pression à la baisse sur les salaires des autres travailleurs. Mais cette posture (par ailleurs dénoncée par les partisans de Trump et du mouvement MAGA) tranche radicalement avec son soutien à l’AfD en Allemagne, un parti qui prône la fermeture des frontières et le rejet de l’immigration. Où est la cohérence dans tout cela, sinon dans une hypocrisie assumée ? Que les pays européens ferment leurs frontières et entament un long et douloureux déclin ; pendant ce temps, les États-Unis continueront d’attirer les talents du monde entier
Ce double discours révèle le cynisme de Musk. En affichant son appui à l’extrême-droite allemande (et peut-être, demain, à l’extrême-droite française), il tente de montrer patte blanche à Trump et à ses alliés à domicile, tout en poursuivant son unique priorité à l’échelle globale : développer l’activité de ses entreprises – à commencer par Tesla. L’Allemagne, sa stabilité ou son avenir ? Musk s’en fiche éperdument. Pour lui, ce n’est qu’un terrain de jeu parmi d’autres, où il espère façonner les règles à son avantage, peu importent les dégâts collatéraux.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024 avec nos deux enfants. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Stérin et Montebourg soutiennent des PME du nucléaire, donc l'indépendance/US. Que Stérin voit le RN comme un atout pour ses affaires, peut-être, mais le lien avec Musk ?
La techtrême droite.