Nouveau Départ
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Les bureaux et la ville du futur
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Je suis très heureuse de vous proposer aujourd’hui l’interview de Camille Rabineau sur la transformation des espaces publics — bureaux, espaces commerciaux, espaces publics urbains. Urbaniste de formation, Camille a lancé une activité de conseil pour aider les entreprises dans l’aménagement de leurs espaces. Elle en connaît un rayon sur la ville et les bureaux !

Dans cette interview (disponible en podcast 🎧👆 et à l’écrit 📝👇), Camille livre son analyse (captivante) de ce que seront demain les bureaux et les espaces commerciaux, ainsi que ses craintes concernant une ville “Covid-free” où l’on ne ferait plus que “circuler”. Elle rappelle qu’une “super-ville”, c’est une ville où on peut flâner et échanger, pas seulement un hub où l’on passe pour aller d’un point A à un point B !

C’est aussi la première interview disponible directement en vidéo ET podcast. La qualité de l’image et du son est bonne, mais il y a dans l’enregistrement quelques petits moments de coupures car notre connexion n’était pas parfaite… Ne nous en tenez pas rigueur. Cela ne gâche pas grand chose. Je ne saurai trop vous encourager à écouter ou regarder cette interview ! Le texte ci-dessous n’est pas la retranscription de notre interview. C’est un texte en plus, avec des éléments différents du podcast.

Nouveau Départ : Dé-confinement, distanciation sociale et espaces de travail : quelle pourrait être demain la place du bureau dans l'ensemble des espaces de travail ? A quoi pourrait ressembler un bureau compatible avec les contraintes d'une pandémie ?

C.R. : À mon sens, il y a une nécessité d’appréhender les temporalités différentes, ce n’est pas simple parce que dans la phase de rupture dans laquelle on est, le très court terme est déjà très incertain. En France, il y a un premier horizon, c’est le 11-12 mai, mais on est en train de se rendre compte que c’est un faux horizon, et qu’appliqué au bureau, le retour n’est pas pour tout de suite… Le mot d’ordre semble être « vous pourrez revenir, mais ne venez pas », ou « sur la base du volontariat ». Donc dans ce premier temps, déjà on ne revient pas au bureau, et si on y revient, chacun va parer au plus urgent, bricoler. On va enlever des chaises, on va tourner le mobilier pour que les salariés ne soient plus face à face ou côte à côte, on va poser des protections en plexiglas, on va faire venir seulement une petite partie des salariés... 

Sauf que, à un moment, il faudra passer à l’étape suivante, revenir à une forme de normalité, qui ne sera jamais vraiment plus comme avant, c’est-à-dire, tirer les leçons de la crise. La question de la place du bureau est alors triple. 

  • La première question, c’est pourquoi revenir si je peux travailler ailleurs ? Oui, il y aura de la lassitude et sans doute, pour certains, un rejet au télétravail à domicile (1 télétravailleur sur 2 souhaiterait changer d’employeur, selon une récente enquête Welcome to the jungle). Mais quand même il y a cette conscience très largement partagée que c’est possible. D’autant plus que la proximité sort revalorisée de cette période. Ce qu’on peut voir émerger, c’est une « chaîne du bureau », avec une gradation de lieux de travail du plus intime au plus « corporate » : on télétravaillera chez soi, mais aussi pourquoi pas chez un voisin, un ami, un collègue. On ira en coworking dans son quartier.

  • La deuxième question, c’est une fois que je suis au bureau, comment en tirer profit tout en respectant la distanciation physique ? L'approche « hygiéniste » est nécessaire mais passe à côté d’une chose : demain, si on revient sur site, c’est pour se voir, pour sentir de nouveau cette appartenance au collectif, cette culture qui repose beaucoup sur le partage de temps ensemble en présentiel comme développé dans l’ouvrage The Culture Code de Daniel Coyle. Il va donc falloir trouver des aménagements qui favorisent l’interaction et l’échange et son en même temps précautionneux, respectueux de la situation sanitaire. Il y a un gros travail à mener sur les endroits où on se rassemble et les formats de réunion. 

  • La troisième question, c’est celle de l’utilité sociale du bureau, le coût d’opportunité de ces ensembles immobiliers, qui sont de vraies forteresses et qui sont totalement fermées depuis bientôt deux mois. Déserts, ils montrent qu’ils sont subsidiaires. Alors que la responsabilité sociétale, « l’impact » des entreprises est sur toutes les lèvres, on ne peut plus passer outre la responsabilité sociétale de l’immobilier d’entreprise. Il faut donc penser mutualisation, ouverture, mise à profit de ces mètres carrés privatifs pour les habitants, les usagers du quartier.. ce n'est pas si fantaisiste, certains sièges sociaux ont déjà adopté cette approche, comme les célèbres Magasins Généraux pour BETC à Pantin ou le futur siège mondial d’Engie prévu à La Garenne-Colombes.

N.D. : Tu faisais il y a peu une défense des open spaces, critiqués et mal-aimés. C'est plus difficile de les défendre dans un contexte de pandémie. Quel avenir pour les open spaces ?

Le cas des open spaces est passionnant. C’est un terme qui aujourd’hui renvoie à bien d’autres choses que ce qu’il est vraiment, il renvoie à tous les excès managériaux qui ont pu se développer ces dernières décennies. Il inspire des titres de livres, des articles qui en fait parlent de tout sauf d’aménagement et d’usages, ou alors très peu.

Une chose est vraie, c’est que l’open space est mal aimé, aussi parce qu’il est méconnu, 66% des salariés du tertiaires travaillent en bureau fermé individuel ou à plusieurs, selon le dernier baromètre Actineo. La situation actuelle semble aggraver son cas. Il faut donc s’attendre à encore plus d’opposition en interne autour des projets de passage en open space. On devra mettre les bouchées doubles pour expliquer, écouter les demandes des salariés, et accompagner.

Qu’est-ce qui pose vraiment problème avec l’open space ? La densité, et le conflit d’usages, les deux générant des nuisances, du bruit, du passage, et maintenant des risques sanitaires. C’est vrai que dans un open space classique, vous avez votre bureau en espace ouvert, vous voulez vous concentrer et le voisin passe des appels toute la journée, c’est catastrophique. Mais c’est un défaut qu’on sait corriger avec le principe d’aménagement selon les usages, c’est-à-dire un lieu de travail qui propose une grande variété d’espaces, notamment des espaces alternatifs au plateau ouvert, où on va pouvoir aller s’abriter, des ambiances différentes pour répondre aux besoins de travail qui sont très différents. Les salariés jonglent entre ces espaces dans la journée. Le Leesman Institut l’a montré : ce type d’aménagement là remplit des taux de satisfaction pour les salariés plus élevés que le bureau fermé et l’open space sur de nombreux usages.  

Un open space peu dense, « structuré » où on utilise des éléments pour délimiter l’espace, où l’on crée des interiorités, remplira mieux les contraintes de distanciation sociale que des petits bureaux fermés partagés à quatre. Sans parler du flex office, lui aussi très mal aimé mais qui peut être bien adapté aux contraintes sanitaires, plus facile à nettoyer, plus souple.

Autre élément : si on vient au bureau c’est pour se voir ! Comment expliquer à des gens qui savent désormais que travailler depuis chez eux (ou ailleurs) c’est possible qu’ils doivent venir dans l’entreprise pour se ré-enfermer dans une case et faire des visio avec le collègue du bureau d’à côté ? Les travaux de Turban et Bernstein ont fait beaucoup de bruit : ce sont des chercheurs de Harvard qui ont essayé d’établir une corrélation entre le passage en open space et la diminution des communications en face à face. C’est une contribution importante au débat parce qu’il est vrai que le discours utilisant la collaboration comme justification de l’open space peut être excessif. Mais pour moi il y a des angles morts, et notamment le fait qu’une communication digitale, reste une communication -on le voit bien en ce moment- et que le basculement vers plus de communication intermédiée peut être le reflet justement du changement d’habitudes et d’adaptation à de nouvelles règles de vie.

Je préfère donc l’approche d’un Alex Pentland du MIT qui étudie « la physique sociale », c’est-à-dire l’ensemble des interactions qui prennent place sur le lieu de travail, et qui a d’ailleurs démontré le caractère central des interactions en face à face, réciproques et informelles dans la prise de décision en entreprise.

N.D. : Dans l'histoire, les pandémies redessinent parfois les villes. En 1850, une épidémie de choléra à Londres a abouti à la création des systèmes d'égouts. Aujourd'hui, quel pourrait être l'impact sur les villes de Covid-19 ?

Depuis le tournant des années 2000, on a assisté, et c’est vrai dans les villes de toutes tailles, à un mouvement de renaissance ou même de naissance de l’espace public, de reconquête sur la ville, par rapport aux Trente glorieuses pensées pour la voiture. C’est le mouvement d'aménagement des waterfronts, de fluidification urbaine, de conversion des parkings en places à vivre, etc. Il y a des cas très célèbres, comme Barcelone, mais ça s’est vu partout dans le monde. En France, on pense aux quais du Rhône à Lyon, aux quais à Bordeaux, à l’île de Nantes, aux berges de Seine, les places, plus récemment aux réflexions sur le périphérique.

Revitaliser l’espace public urbain a de multiples bénéfices : cela stimule l’attractivité économique, c’est favorable pour la cohésion sociale, la sécurité, la santé mentale et physique des habitants. Ces lieux jouent aussi un rôle démocratique. Comme le dit Brent Toderian, un urbaniste canadien, “Good cities know that cities are for people not just cars, great cities know that cities are places to live and linger not just move through”(ici cité par Sharing Lab.)

Avec le Covid, on peut craindre que la vision hygiéniste de la ville reprenne le dessus et mette en péril le mouvement d’affirmation des espaces publics. La crise sanitaire remet la grammaire de la ville vivante remise en question. Le risque, c’est d’avoir une ville où on se côtoie sans se rencontrer, sans se voir. Ce qui me frappe en ce moment, quand on parle d’espace public, on ne parle plus que des manières de « circuler », « traverser », et pas des manières d’ « habiter » la ville. La voiture pourrait en sortir renforcée. Faire une ville vivante, c’est s’efforcer d’avoir une ville inclusive, car quand la vie se replie sur la sphère privée alors les inégalités sont encore plus douloureuses.

Notre vision de la santé semble restreinte aujourd’hui. Elle est dictée par la pénurie de places dans les hôpitaux. Mais accéder à des parcs, à des lieux pour se dépenser, jouer quand on est un enfant, ou tout simplement voir du monde, ce sont des besoins primaires de santé aussi. On a sans doute manqué, en France, de créativité en la matière. Par exemple, à Vilnius, les cafés et restaurants peuvent rouvrir en empiétant sur l’espace public pour respecter la distanciation sociale. L’ONG Project for Public Spaces s’est penchée sur le sujet et révèle qu’avec quelques aménagements, et un peu de bon sens, du mobilier en moins pour décourager les présences trop longues, de l’affichage, on peut maintenir les parcs ouverts.

N.D. : L'espace bureau n'est pas le seul concerné. On parle beaucoup des espaces commerciaux aussi. Aux Etats-Unis, la disparition des shopping malls est accélérée. A quoi pourrait ressembler l'espace commercial de demain ? Aura-t-il encore une raison d'être ?

Les shopping malls sont une émanation de la ville pensée pour la voiture. Mais je pense qu'ils n’ont pas dit leur dernier mot. La grande distribution est un secteur qui sort renforcé de la crise, tout comme la livraison à domicile par Internet. C’est surtout le petit commerce qui est mis à mal. D’abord, la situation américaine est différente : ils ont six fois plus de mètres carrés de shopping malls par habitant, selon l’architecte Ellen Dunham Jones. Pour les centres commerciaux urbains, le secteur se prépare depuis longtemps à enrayer son déclin (qui est plus lent qu’aux Etats-Unis), les grands groupes font beaucoup d’efforts pour proposer de nouvelles expériences « phygitales », pour proposer une offre diversifiée, avec plus de loisirs, de restaurants…

Les zones commerciales sont aussi un lieu de sociabilité. Le journaliste Jean-Laurent Cassely a fait des papiers passionnants sur les chaînes franchisées de restauration qu’on ne trouve que dans les zones commerciales et qui mettent le paquet en marketing pour proposer une offre de qualité, de l’évasion… il décrit avec finesse tout ce paysage urbain-là.          

Par ailleurs, les friches sont en général un vrai casse-tête : il y a des coûts très lourds de dépollution, de démolition. Vides, ces zones-là ne vont pas se transformer en réserves naturelles du jour au lendemain. Si on regarde les usines fermées, dans beaucoup de territoires, ce sont de vrais fardeaux. La requalification est longue. Personne ne veut payer. C’est un peu comme le confinement, c’est facile de fermer, beaucoup moins de rouvrir !

Comme souvent, la solution passera sûrement par la diversification de la programmation de ces lieux, peut-être avec des services publics, plus d’espaces verts, des services et expériences gratuites. Bref, tout ce qui pourra donner une nouvelle vie à ces lieux pour qu’ils soient moins des temples de la consommation, en décalage avec notre époque. C’était d’ailleurs la version originelle du créateur du mall, Victor Gruen. En fait, ce qui menace sûrement le plus les centres commerciaux ce sera les difficultés des locataires à s’acquitter de leurs loyers.

N.D. : On prévoit que 68% de la population mondiale résidera en ville en 2050 (contre 55% aujourd'hui). Mais il y a malgré cela un mouvement de rejet de la ville qui s'incarne dans des nouvelles formes de nomadisme. Quel est ton regard sur un éventuel regain de nomadisme ? Quels pourraient être les freins ?

S’il y a une valeur qui sort grande gagnante du confinement, c’est la proximité. Je préfère parler de proximité que de démobilité, qui peut être considérée comme punitive, au regard des immenses fractures territoriales. Le premier enjeu, si on veut aborder un éventuel rejet des grandes villes, c’est de combler ces inégalités. Il y a un socle de services, de ressources de base qu’il faut définir et qui doivent être accessibles partout à pied, c’est la fameuse ville des 15 minutes de Carlos Moreno..

C’est vrai que cette redécouverte de la proximité peut entraîner un nouveau regard de populations très urbaines sur les petites villes. Mais ce rejet des grandes villes avait déjà commencé avant la crise. En France, il concernait surtout Paris. 80% des cadres franciliens souhaitaient quitter Paris, selon une étude Cadremploi de 2019. À l’issue de cette crise, il y aura sûrement des passages à l’acte, sans doute d’abord chez les professions indépendantes, ceux pour qui c’est plus facile à faire que pour un couple de salariés d’entreprises.

Au passage, on peut noter que cela ne s’accompagne pas forcément de comportements vertueux du point de vue de l’environnement. On accepte en effet souvent de faire davantage de kilomètres avec sa voiture. Il ne faudrait pas oublier que la densité urbaine est protectrice aussi. Habiter une grande ville, c’est avoir accès à une bonne offre de soin, à un CHU très compétent, à un bon réseau de transports collectifs qui engendrera moins de mortalité sur la route. S’il y a du monde dans les rues, c’est plus rassurant quand vous rentrez tard le soir. Je me souviens avoir eu la chance rencontrer l’architecte Françoise-Hélène Jourda, précurseur de l’architecture durable en France, qui disait que la taille idéale d’une agglomération c’est entre 1 et 2 millions, comme Lyon. C’est suffisant pour rassembler tous les facteurs d’attractivité et de bien-être, mais pas encore assez pour avoir toutes les externalités négatives qui vont avec la grosse métropole.

Quant au digital nomadisme, c'est un idéal, un mode de vie, plutôt attaché au milieu du freelancing et entrepreneurial, une sorte de summum de liberté. Mais je pense que la grande mobilité sera impactée à long terme par cette crise, où l’aviation civile est quasiment à l’arrêt. Notamment parce que les entreprises se rendent compte que cela ne vaut plus le coup de faire des heures de TGV ou d’avion pour une réunion.

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(Générique : Franz Liszt, Mephisto-Valse, S.514—extrait du disque Miroirs de Jonas Vitaud, NoMadMusic.)

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