Lire (et écrire) à l'âge des IA génératives : 3 pistes pour éviter la noyade
Nouveau Départ, Nouveau Travail | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Avec l’essor des IA génératives, le volume de « contenus » explose. Articles, posts, livres blancs, vidéos : tout est produit plus vite, en plus grande quantité et avec une qualité déclinante. L’objectif, pour les organisations comme pour certains individus, est de saturer l’espace pour maximiser leur visibilité et capturer un peu d’attention humaine. Mais cette attention, elle, ne connaît pas de croissance exponentielle. Au contraire, elle est de plus en plus fragmentée et abîmée. Et rare.
Par conséquent, les IA vont finir par ne produire des « contenus » que pour d'autres IA. On pourra se passer des humains, en somme. À terme, ces contenus auto-générés s’auto-alimenteront dans un cercle vicieux qui pourrait aboutir à la baisse tendancielle de la qualité des textes et une dégénérescence du savoir.
Cette surabondance interroge. Comment préserver une lecture intelligente et consciente dans cet âge d’overdose informationnelle ? Comment ne pas contribuer soi-même à cette overdose quand il est si facile de produire plus ? Je vois 3 pistes (mais aussi leurs limites).
1. Le retour aux « valeurs sûres », aux « classiques »
Face à la prolifération de contenus standardisés de qualité médiocre, se tourner vers le passé peut être une tentation. Les ouvrages écrits par des penseurs et artistes ayant consacré des décennies à leur travail offrent une profondeur rare aujourd’hui. Relire les classiques, c’est engager un dialogue intergénérationnel qui nourrit la réflexion. Souvent, les sujets d’aujourd’hui trouvent des échos dans l’histoire. Tout a déjà été dit, et tellement mieux par les génies du passé. Je me trouve souvent à vouloir regarder en arrière pour mieux nourrir mon sens critique.
Malheureusement, cette approche n’est pas sans limite. L’histoire est biaisée. Les « classiques » qui nous restent sont le fruit d’une sélection biaisée. L’histoire a souvent occulté les voix féminines et celles issues des minorités. Se contenter des « classiques », c’est risquer de perpétuer des angles morts. Ce retour aux « valeurs sûres » devrait donc s’accompagner d’une démarche consciente de redécouverte d’œuvres oubliées ou marginalisées.
Et puis, si l’on ne valorise que le passé, on risque d’étouffer la possibilité même de création contemporaine. Une société qui ne vit que dans la glorification des œuvres anciennes est déjà morte. Notre défi est de continuer à produire des œuvres qui, à leur tour, pourront devenir des classiques pour les générations futures. Le passé doit inspirer le présent, pas l’engloutir.
2. Le retour des « gardiens du temple »
La désintermédiation, permise par internet et les réseaux sociaux, a libéré l’expression individuelle. Elle a transformé chacun en créateur potentiel de contenus, permettant à des voix auparavant marginalisées d’émerger. Cette révolution a porté ses fruits : elle a diversifié les discours, démocratisé l’accès à l’information et ouvert des espaces d’expression inédits.
Mais cette dynamique a des effets pervers. En l’absence de garde-fou, sous l’influence des algorithmes des plateformes visant l’engagement maximal, la désintermédiation a alimenté une montée des fake news et des discours fascistes. Face à cet océan de bruit, une tendance semble se dessiner : le retour aux « gardiens du temple ». Ce sont les grands médias, les journalistes d’expérience, les universitaires, les critiques spécialisés, et toutes les institutions qui encadrent et garantissent un certain niveau de qualité et de rigueur dans la production de contenus. Leur rôle est de hiérarchiser, vérifier, approfondir et apporter un éclairage qui dépasse la simple opinion ou le commentaire à chaud.
Par exemple, je préfère les analyses fouillées de médias comme le New York Times ou The Atlantic à la cacophonie des réseaux sociaux. Les médias, qui emploient des équipes formées et des processus éditoriaux (plus ou moins) rigoureux, restent des repères (pas infaillibles) dans un paysage saturé de contenus rapides et parfois trompeurs. Autre exemple : je préfère consulter le Guide Michelin pour des critiques gastronomiques que de me fier aux avis agrégés sur TripAdvisor. C’est sans doute pour cela que les créateurs indépendants les plus talentueux se sont professionnalisés. Beaucoup d’amateurs se dotent aujourd’hui d’outils de production professionnels ou adoptent des formats narratifs plus travaillés.
Je reconnais que c’est une approche conservatrice qui perpétue aussi des biais (cf piste précédente). Revaloriser les « gardiens du temple », c’est affirmer que tous les « contenus » ne se valent pas. Cela peut paraître élitiste : refuser de donner le même poids à l’avis de monsieur et madame tout le monde et à celui de professionnels formés et encadrés. Pourtant, dans un monde saturé d’informations souvent médiocres et erronées, cette hiérarchisation devient une nécessité. Pour naviguer dans cet océan de merde, nous avons besoin de phares solides. Il faudra s’assurer que ces « phares » soient représentatifs de la pluralité de notre société.
3. L’éloge de la lenteur : renouer avec le temps long et prendre du recul
L’instantanéité des flux d’information – X (anciennement Twitter), les chaînes d’information continue – encourage une consommation compulsive, fragmentée et anxiogène. À l’inverse, renouer avec la lenteur offre une forme de salut. Prendre le temps, c’est résister. Lire lentement, laisser infuser des idées, c’est une forme de discipline intellectuelle précieuse à l’ère des IA génératives. C’est aussi se rappeler que tout ne doit pas être consommé en temps réel.
Comment cultiver la lenteur ? Grâce à des rituels de lecture — un moment chaque jour pour lire un livre ou un article de fond, loin des notifications. Et des lectures en différé — lire un article publié hier ou à propos d’un événement lointain de plusieurs mois, c’est souvent gagner en perspective. Les moments de pause, loin des écrans, ne sont pas du temps perdu. Ce sont des parenthèses où l’esprit peut créer des liens inattendus entre idées. Dans un monde qui valorise la vitesse, la lenteur est une douce rébellion. Elle permet de comprendre et de savourer. Elle rend plus intelligent.
Quel devoir civique face à l’océan de bruit ?
Dans un monde saturé de « contenus », refuser de contribuer à cet océan de médiocrité devient un acte de résistance. Publier moins mais mieux, relire, approfondir : ce sont autant de gestes qui, collectivement, peuvent faire la différence. J’ai parfois envie de ne pas écrire du tout, ne pas publier, ne pas commenter pour ne pas en rajouter.
Mais laisser la médiocrité proliférer, c’est aussi laisser toute la place aux voix misogynes et racistes. Comme le rappelle Salomé Saqué dans son livre Résister (à lire absolument), ce serait un piège de s’enfermer dans sa bulle de protection en se pensant à l’abri. Elle y cite Albert Einstein : « Le monde ne sera pas détruit par ceux qui font le mal, mais pas ceux qui les regardent sans rien faire. »
Il n’y a donc pas de solution toute faite et vivre en ermite n’est pas la panacée. Lire et écrire « moins et mieux » est une recherche d’équilibre, pas de « pureté » ! C’est comme la marche : vous serez toujours en déséquilibre mais c’est comme ça que vous avancerez.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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J’adore. Merci d’avoir mis en mots vos pensées au sujet de cet océan 💩 et de la lutte possible . Ça fait du bien de vous lire 👏🙏🏻
"Ceux qui font le mal" ont quand même mis en place des outils d'une puissance écrasante :/