Les États-Unis comme destination d'investissement : un modèle en danger ?
Nouveau Départ, Nouveaux Défis | Nicolas Colin
✍️ Nouveau Départ, Nouveaux Défis explore les transformations qui redessinent les équilibres économiques, stratégiques et géopolitiques. Face à des bouleversements sans précédent – transition numérique, énergétique, démographique et tensions géopolitiques – cette série d’articles propose un regard sur les défis d’aujourd’hui et de demain. Entre analyse des tendances globales et réflexion sur leurs impacts locaux, Nouveau Départ, Nouveaux Défis aide à comprendre les enjeux pour anticiper les ruptures et saisir les opportunités.
Imaginez les États-Unis comme une gigantesque société de gestion d'actifs. Mais pas n’importe laquelle : les États-Unis occupent une position unique dans la finance mondiale, agissant comme un géant de l’investissement qui contrôle l’accès à l’écosystème économique le plus dynamique du monde—appelons cette société de gestion d’actifs America Capital Partners.
Le déficit commercial chronique des États-Unis, tant dénoncé par Donald Trump, n’est en réalité que la contrepartie d’opportunités d’investissement exceptionnelles : toutes les contreparties étrangères qui vendent aux consommateurs américains réinvestissent naturellement leurs gains aux États-Unis. Et en contrôlant l’accès aux opportunités d’investissement sur le territoire américain, America Capital Partners attire des capitaux massifs qui, bien investis, génèrent des rendements élevés, dont une part substantielle demeure aux États-Unis sous forme de carried interest – une généreuse commission de performance sur les plus-values réalisées.
Ce modèle de recyclage des déficits commerciaux en déploiement de capitaux sur le territoire américain a remarquablement fonctionné pendant des décennies. Les dollars exportés via le déficit commercial reviennent systématiquement aux États-Unis sous forme d'investissements, attirés par la profondeur et la liquidité des marchés américains, le statut de valeur refuge des bons du Trésor, et la position dominante du dollar comme monnaie de réserve mondiale.
Mieux encore : les États-Unis ont su attirer ces capitaux étrangers à des moments cruciaux de leur développement économique. La bulle internet des années 1990, dans laquelle beaucoup ont laissé des plumes, a laissé derrière elle une infrastructure numérique fondamentale. L’exploitation à grande échelle des pétroles et gaz de schiste dans les années 2010, financée largement par des obligations à haut rendement souscrites par des investisseurs étrangers, a transformé la position énergétique américaine. La révolution de l’Internet mobile et du cloud computing depuis 2007 a vu d'immenses capitaux étrangers financer l'économie des plateformes. Aujourd'hui, ces mêmes capitaux financent l'infrastructure nécessaire au développement de l'IA.
Donald Trump propose maintenant de bouleverser ce modèle. Sa stratégie combine protectionnisme (via des tarifs douaniers), dérégulation (pour contrer l'inflation qui inévitablement s’emballera suite à l’imposition de tarifs douaniers) et acquisition stratégique de ressources (via la pression sur les partenaires commerciaux ou, plus récemment, sur l’Ukraine, riche en terres rares, éléments chimiques aux propriétés essentielles pour les technologies modernes, notamment l’électronique, les batteries et les équipements militaires). Le tout peu ou prou supervisé par Elon Musk, nommé à la tête d'un nouveau pseudo-ministère spécialisé dans la chasse au gaspillage dans l’administration, et qui incarne une fusion troublante entre pouvoir politique et domination technologique.
Les risques sont multiples. D'abord, l'inflation pourrait échapper à tout contrôle malgré la dérégulation, comme le soulignent plusieurs économistes comme, récemment, Noah Smith et Paul Krugman. Ensuite, la concentration du pouvoir entre les mains de quelques entreprises numériques proches de l'administration Trump menace l'innovation. Plus fondamentalement, comment maintenir la confiance des investisseurs quand l'administration est dirigée par des personnalités qui, tels Trump et Musk, sont connues pour ne pas honorer leurs dettes et maltraiter leurs partenaires ?
La persécution de différents groupes (fonctionnaires, universitaires, minorités) soulève une autre question cruciale : une société en proie aux purges internes peut-elle maintenir l'environnement stable dont l'investissement a besoin ?
Comme l'écrit l'économiste, lauréat du Prix Nobel, Daron Acemoglu dans une récente tribune publié dans le Financial Times, l'effondrement américain pourrait se passer au rythme de la célèbre remarque d'Hemingway sur la faillite : elle arrive progressivement, à mesure que la prospérité partagée et les institutions s'érodent, puis soudainement, quand les citoyens cessent complètement de croire en ces institutions.
L'ironie serait qu'en voulant maximiser les rendements et réduire la dépendance étrangère, suivant l’approche tant vantée par Donald Trump pendant sa campagne, America Capital Partners détruise le cadre institutionnel qui en a fait la plus grande et la plus prospère plateforme d'investissement jamais créée dans l’histoire économique. La nouvelle stratégie pourrait générer des gains à court terme, mais au prix de la soutenabilité à long terme – le péché cardinal en gestion d'investissement.
Les investisseurs étrangers acceptent aujourd'hui une légère érosion de leur capital via l'inflation (l'équivalent des frais de gestion dans le monde de l’investissement) parce qu'ils croient aux rendements futurs issus d’une économie américaine jusqu’ici si dynamique et prospère. Mais si cette croyance s'effondre, le système entier pourrait vaciller. La question n'est pas tant de savoir si l'Amérique peut se passer des capitaux étrangers, mais si les capitaux étrangers peuvent encore faire confiance à l'Amérique.
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Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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