Le triomphe de la cacocratie : le pouvoir des incompétents
Nouveau Départ, Nouveau Travail | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
La nouvelle ère Trump est marquée par un phénomène singulier et inquiétant : l'ascension de la cacocratie, un système où l'incompétence devient une vertu, et où ceux qui excellent sont vus comme une menace. La cacocratie, ou le « pouvoir des mauvais », s'épanouit dans les environnements où les talents sont marginalisés, les méritants balayés, et les idées nouvelles étouffées. Ce système prospère lorsqu'un dirigeant, souvent porté par son propre ego, privilégie la loyauté aveugle et l’obéissance totale au détriment de l’expertise et de l’éthique. Dans le cas de Trump, ce modèle a atteint des sommets, offrant un exemple pur de cacocratie en action.
Sous son premier mandat, Trump a commencé par s’entourer de quelques personnalités qui faisaient vaguement autorité, issues du monde des affaires, de la politique ou de la sécurité nationale. De manière assez attendue, il y avait dans son gouvernement des figures du monde des affaires représentant les intérêts de certaines industries — par exemple, quelqu'un du monde de l'industrie pharmaceutique à la santé ou quelqu'un du monde du pétrole à l'environnement (avec tous les conflits d’intérêt qu’on peut imaginer).
Mais, très vite, ces personnes se sont trouvées en désaccord avec le président, en désaccord avec une vision où la loyauté l'emporte toujours sur la compétence. Des figures comme Mike Pence, Bill Barr, John Bolton, et John Kelly ont quitté le navire – souvent de manière conflictuelle – parce que, tôt ou tard, elles remettaient en cause ses décisions ou ses idées. Trump, en bon adepte du culte de la personnalité, n’a conservé que les fidèles les plus dociles, ceux qui n'ont jamais hésité à lui dire oui sans broncher, quelle que soit l’absurdité de la demande, essentiellement parce que ce sont des magouilleurs ou des cyniques.
Ce modèle d’organisation, axé uniquement sur la loyauté et l’obéissance, a éliminé toute résistance intellectuelle et toute remise en question, balayant les esprits trop critiques ou brillants qui auraient pu attirer la lumière ailleurs. Être bon, c'est prendre le risque de se faire renvoyer parce qu’ont fait de l'ombre au chef. Tout ce qui compte, c’est de faire partie de la cour pour récolter quelque avantage matériel… (À cet égard, il est probable que la relation entre Trump et Musk finira mal un jour ou l’autre car tout flagorneur qu’il est, Musk risque de faire trop d’ombre à Trump).
La cacocratie, c’est courant ?
Des cacocraties aussi « pures » que celle incarnée par Trump sont relativement rares, mais elles ne sont pas uniques. Ce modèle se retrouve, à des degrés divers, dans de nombreuses organisations et entreprises. Combien de dirigeants narcissiques, intolérants à la critique, font régner la peur au sein de leurs équipes, marginalisant toute voix discordante et récompensant le conformisme ? La cacocratie survient là où le pouvoir repose sur la personnalisation extrême de l'autorité et l'absence de contre-pouvoir. Les yes men prennent les postes clés, souvent aux dépens de l’innovation et de la qualité. Dans une cacocratie, ceux qui pourraient remettre en cause le statu quo ou suggérer des améliorations deviennent des menaces, car ils ébranlent un ordre basé sur la soumission et la flatterie.
Les conséquences sont dramatiques
Dans le monde du travail, les répercussions d’une culture cacocratique sont désastreuses. C'est un système qui récompense la médiocrité et l’opportunisme. Dans un tel environnement, pourquoi un collaborateur compétent, doté de principes et d’idées innovantes, prendrait-il le risque de s'exprimer, de contester ou d'innover ? La peur de représailles et la perspective d’être mis sur la touche au profit des plus dociles et des plus flagorneurs poussent les personnes talentueuses à se taire, voire à quitter l’organisation. Le résultat ? Une perte de créativité, une stagnation des idées et, in fine, un déclin global de la qualité et de l’efficacité. L'organisation entière se met à ronronner, incapable de se renouveler ou de se réinventer face aux défis.
Dans un environnement cacocratique, les travailleurs finissent par internaliser la peur et la soumission. Les individus compétents apprennent rapidement qu’il est plus sage de se conformer que d’innover, de se taire que de proposer. Les entreprises dirigées par des leaders narcissiques ou autoritaires deviennent de plus en plus fermées, incapables d’encourager le débat. Ce déclin insidieux est le prix de la cacocratie : à force de privilégier l'obéissance aveugle, les organisations se privent de leur potentiel le plus précieux.
La cacocratie made in Trump 2.0
Le futur gouvernement Trump semble être une parfaite incarnation de cette cacocratie. Parmi ses nominations les plus controversées figure celle de Robert F. Kennedy Jr., un militant antivax dépourvu de toute expertise médicale, au poste de ministre de la santé. De même, la nomination de Matt Gaetz, un élu connu pour ses provocations incendiaires et ses positions extrêmes, au poste de ministre de la Justice, incarne parfaitement la stratégie trumpienne : placer à des postes clés des personnalités radicales prêtes à défier les normes politiques traditionnelles et à soutenir aveuglément le programme du président. Dans les cas de Gaetz et de celui qui sera son deputy, la mission est simple : arrêter et empêcher toute poursuite judiciaire contre Trump.
D'autres choix, comme celui de Pete Hegseth, présentateur de Fox News, au poste de ministre de la Défense, ou de Tulsi Gabbard, ancienne élue démocrate et figure controversée, à la tête des services de renseignement, illustrent tout autant cette tendance. Ces nominations marquent une rupture avec les conventions établies au profit d’un gouvernement reposant sur la fidélité personnelle et l’opposition farouche à toute forme d’establishment.
En somme, ce second mandat Trump se dessine déjà comme une cacocratie assumée : un système où les postes de pouvoir sont confiés à des personnalités controversées mais alignées avec Trump, sans considération pour les qualifications ou l’intérêt général.
Un modèle qui essaime ?
Ce modèle, loin d’être limité à l’arène politique, est courant dans d'autres sphères, comme le monde des affaires, où des dirigeants autoritaires reproduisent ces dynamiques toxiques pour renforcer leur emprise. Par exemple, Adam Neumann et Elizabeth Holmes incarnaient parfaitement la cacocratie d’entreprise, où le charisme et l’autoritarisme prennent le pas sur l’intégrité et la transparence – une dynamique qui a inspiré les séries WeCrashed (Apple TV+) et The Dropout (Hulu), qui mettent en lumière les excès et dérives de leur leadership toxique.
La cacocratie politique « made in Trump » est-elle destinée à s’étendre ? Malheureusement, elle en a tout le potentiel. Les réseaux sociaux, les médias et même certains responsables politiques lui offrent une caisse de résonance, donnant l’illusion que ce modèle d'autorité narcissique et autoritaire pourrait être viable. Et ce modèle inspire. On voit ainsi émerger, ici et là, des figures charismatiques, provocatrices, prêtes à écraser toute opposition interne pour asseoir leur pouvoir personnel.
On avait déjà connu ça au Brésil, par exemple, avec Jair Bolsonaro, où les experts étaient systématiquement dévalorisés au profit des idéologues. Bolsonaro a choisi des loyalistes avec peu d’expérience dans leur domaine pour occuper des postes clés, tout en limitant l’influence des experts scientifiques, notamment dans la gestion de la crise de la Covid-19 et de la déforestation de l’Amazonie. Résultat ? Des crises environnementales et sanitaires majeures, des tensions internes, et une érosion de la confiance dans les institutions.
La cacocratie est fondamentalement destructrice, pour les entreprises comme pour la société et la planète. Elle étouffe l’intelligence collective. Elle crée une société dysfonctionnelle, incapable de relever les défis contemporains. Celle de Trump va nous occuper des années, en nous fournissant des provocations, outrances et dégâts …
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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