La Silicon Valley en guerre contre ses travailleurs ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Dans les années 2000 et 2010, les entreprises de la Silicon Valley promettaient un avenir radieux à leurs salariés, en échange de longues journées de travail : bonne paye, perks, participation au capital, bureaux luxueux, autonomie dans le travail....
Oui, les salariés de ces entreprises étaient des « privilégiés » relativement aux travailleurs américains moyens, malgré les difficultés de logement dans la région, le coût des études universitaires (exorbitant) et les horaires à rallonge (peu de temps libre). Et précisément parce qu’ils étaient privilégiés, de nombreux travailleurs se sont organisés pour obtenir de meilleures conditions de travail et défendre les minorités. Ils avaient des droits et un certain pouvoir…
Mais depuis 2022, la région est devenue un terrain d’expérimentation pour la régression des droits des travailleurs, marquée par des licenciements massifs et un retour forcé au bureau (Return to Office, ou RTO). Comment expliquer ce tournant ? Et quelles implications cela a-t-il pour l'avenir du travail ?
Les années 2000 et 2010 : une période dorée ?
Dans les années 2000 et 2010, les entreprises de la Silicon Valley étaient prêtes à tout pour recruter les meilleurs ingénieurs et autres « talents ». Les salaires généreux, les avantages en nature (les fameux perks) comme des repas gratuits, des espaces de détente luxueux ou encore des congés parentaux étendus faisaient partie du quotidien. Ces pratiques répondaient à un double objectif : attirer les talents et construire une image de modernité et de progrès social.
On misait tout sur la « marque employeur » pour attirer les esprits les plus brillants. On leur promettait même de pouvoir consacrer du temps à des side projects : jusqu’en 2013, Google faisait savoir à toutes ses nouvelles recrues qu’elles pouvaient consacrer jusqu’à 20% de leur temps de travail à des projets non directement liés à leurs missions principales (le fameux Side Project Time). L’idée était aussi de libérer leur créativité et capacité d’innovation, dans l’espoir de voir émerger de nouveaux projets porteurs pour l’entreprise.
Malgré tous ces avantages, les travailleurs ont organisé des mouvements syndicaux pour défendre davantage leurs droits et améliorer encore leurs conditions de travail. Tout n’était pas parfait, notamment pour les parents, les aidants ou les personnes issues de minorités. Même s’ils jouissaient d’un certain privilège économique, de nombreux travailleurs se sont mobilisés pour dénoncer des collaborations douteuses entre les entreprises et des gouvernements autoritaires, ou pour revendiquer des conditions de travail plus inclusives, comme la généralisation du télétravail.
Le grand basculement : licenciements et retour au bureau forcé
Depuis 2022, le monde des entreprises numériques de la Silicon Valley subit un tournant brutal. Plus de 260 000 salariés ont été licenciés en 2023, après quelque 200 000 en 2022. Ils seraient environ 100 000 en 2024. Plus d’un demi-million de licenciements dans les entreprises numériques dans la seule Silicon Valley ! C’est sans compter les licenciements dans les entreprises basées hors de la Silicon Valley (comme Amazon). Les explications économiques ne manquent pas : inflation, hausse des taux d’intérêt, excès de recrutements pendant la pandémie, externalisation accélérée, effet des IA génératives et peur de la récession. Mais ces facteurs n’expliquent pas tout.
Le retour forcé au bureau, une absurdité du point de vue du bien-être, de la performance et de la marque-employeur, semble répondre à une logique de pouvoir et un basculement du rapport de force. « Je peux te forcer à revenir au bureau parce que ce n’est plus toi qui a le pouvoir », semblent dire ces employeurs à leurs salariés. Ces entreprises savent pertinemment que ce type de mesure entraîne un brain drain (fuite des cerveaux), particulièrement chez les femmes avec enfants, les aidants familiaux, et les seniors. L’objectif implicite est clair : se débarrasser des trouble-fêtes, de ceux qui remettent en question la culture du présentéisme et du surinvestissement professionnel, comme de ceux qui veulent plus de droits.
En somme, il s’agit d’un power move délibéré. Depuis une décennie, les travailleurs de l’économie numérique avaient réussi à instaurer une pression croissante sur les entreprises, par la syndicalisation, les grèves, ou des pratiques comme le quiet quitting. Face à cette montée en puissance et à la faveur d’un retournement du rapport de force, ces entreprises ripostent : collusion pour limiter la mobilité des employés (avec des clauses de non concurrence absurdes), recours accru à des travailleurs indépendants ou offshore, coupes massives dans les avantages sociaux, retour au bureau forcé, surveillance accrue et, bien sûr, licenciements.
Il s’agit aussi d’un virage politique et culturel
Historiquement marquée par un mélange de contre-culture hippie, de culture militaire et de l'industrie du divertissement californienne, la Silicon Valley était majoritairement progressiste et démocrate. Mais, au cours des dernières années, les dirigeants des géants du numérique se sont de plus en plus rapprochés de l’idéologie républicaine, profondément anti-syndicale et opposée aux droits sociaux. Cette transformation culturelle a accompagné la régression des droits des travailleurs, comme si le progrès technologique pouvait justifier une absence de progrès humain.
Comme le souligne la philosophe Hannah Arendt dans Les Origines du totalitarisme, priver les individus de leurs droits fondamentaux est une première étape pour les réduire à un état de vulnérabilité extrême. Les travailleurs ne sont plus que des lignes de coûts sur des tableaux Excel, facilement éliminables lorsque les profits chutent ou que le climat politique change. Sous Trump 2, la Silicon Valley est en passe de devenir un « laboratoire » de la régression des droits des travailleurs. Au fond, elle l’a peut-être toujours été, mais avant, elle faisait mine d’être un laboratoire de progrès. Maintenant, elle ne fait plus semblant.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Excellemment bien résumé.
"comme si le progrès technologique pouvait justifier une absence de progrès humain."
Mais le "progrès technologique" *implique* de facto une régression des droits humains, c'est indissociable. La production industrielle de grande échelle nécessite une hiérarchisation entre humains, une privation du libre-arbitre et du droit sur son propre corps de ceux qui produisent ce que des donneurs d'ordre ordonnent.