Joyeux 50ème anniversaire, Jeanne Dielman !
Nouveau Départ, Nouveau Travail | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
BONNE ANNÉE À TOUS·TES ! 🤗
En 1975, Chantal Akerman, cinéaste belge prodige, offrait au monde un film qui allait bouleverser les codes du cinéma et marquer profondément la représentation des femmes à l'écran : Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles. Souvent abrégé en Jeanne Dielman, ce chef-d'œuvre a été élu meilleur film de tous les temps en 2022 par le prestigieux classement décennal de Sight & Sound.
À l’occasion de ses 50 ans, j’ai envie, moi aussi, de célébrer cette œuvre monumentale, qui, pour moi, a été une révélation tardive, mais bouleversante. Cela faisait des années que j’en entendais parler. Sa réputation, son aura mythique, tout me poussait à vouloir le voir. Mais l’occasion ne s’est pas trouvée, malgré sa ressortie en salle en France en 2023, dans une version restaurée. Finalement, merci Arte, je l’ai vu. Et je n’ai pas été déçue ! Du début jusqu’à la fin, ma fascination n’a pas faibli.
Jeanne Dielman est l’histoire d’une vie quotidienne, enfermée et répétitive, celle d’une femme qui enchaîne les tâches domestiques et se prostitue chaque jour pour subvenir aux besoins de son fils. Pendant plus de trois heures, le spectateur est témoin de ces gestes triviaux – faire la vaisselle, préparer le café, ouvrir le canapé-lit – et pourtant, il n’y a pas un instant d’ennui.
Un film sur les courses et la vaisselle qui se regarde comme un thriller ? Comment expliquer qu’on ne s’ennuie pas ? Comment comprendre cette fascination ? Évidemment, d’abord, c’est une grande œuvre : l'actrice Delphine Seyrig est sublime de bout en bout ; le cadrage, les décors, la lumière… tout est parfait. Mais il y a plus que ça… Voici 3 manières dont Jeanne Dielman change notre regard sur le monde.
1. On braque la caméra sur l’invisible
Le cinéma, comme l’économie, s’intéresse peu à ce qui reste généralement caché : la vie quotidienne des femmes. Ces gestes qui permettent à d’autres d’avoir des aventures ou des carrières brillantes. Chantal Akerman donne une visibilité inédite à cette vie domestique, répétitive, essentielle et pourtant négligée. En montrant ce que l’histoire et l’art ont tendance à ignorer, elle rend hommage à toutes ces existences invisibles. C’est la partie immergée de l’iceberg de la vie : ici, pas de batailles (enfin, je ne vais pas spoiler…), ni de « grands hommes », ni d’arène avec de grands exploits.
C’est pour cela que le film remet en question les codes mêmes du récit, qui reposent si souvent sur des quêtes ou des conflits. Une vie comme celle de Jeanne, rythmée par des tâches domestiques et marquée par une aliénation silencieuse, ne colle pas à ces codes-là. Et c’est précisément là que réside le génie de Chantal Akerman : au lieu de forcer cette vie dans un moule narratif convenu, elle en fait l’essence même du film.
2. Une immersion dans un autre rapport au temps
La routine de Jeanne nous plonge dans un temps circulaire, où chaque journée est une variation de la précédente. Ses gestes quotidiens prennent le temps qu’ils prennent, sans raccourci, sans ellipse (ou presque). Ce rythme est méditatif et angoissant à la fois. D’ailleurs, quelle est la différence entre une routine qui aliène et un rituel qui structure ?
La vie de Jeanne semble être un éternel recommencement. Chaque jour débute par les mêmes gestes minutieux, les mêmes rituels : ouvrir la fenêtre, faire son lit, préparer le café. La répétition des tâches domestiques impose un rythme circulaire, celui d’Aion, le temps cyclique. Chaque jour est une boucle, presque identique à la veille, avec de petites variations qui prennent une intensité dramatique dans leur apparente banalité. Ce temps cyclique est hypnotique. Il reflète la condition de Jeanne, dont la vie est délimitée par les murs de son appartement.
Mais au-delà de cette routine cyclique, Jeanne Dielman explore aussi Kairos, le temps du moment décisif. Contrairement à Chronos, qui peut être planifié, Kairos surgit de manière imprévisible. C’est le temps auquel on se soumet, sans illusion de contrôle. Dans le film, Kairos se manifeste dans les disruptions qui perturbent la routine de Jeanne. Une patate qui cuit trop longtemps, une assiette mal lavée, un bouton de veste manquant qu’il faut aller acheter pour le recoudre… Ces détails semblent anecdotiques, mais ils marquent des fissures dans le fragile équilibre de son quotidien. Surtout, lorsque, le deuxième jour, un rapport sexuel avec un client la conduit à un orgasme — une expérience qui brise son armure émotionnelle — cette rupture dans l’ordre qu’elle s’impose lui est insupportable. C’est une intrusion dans la carapace de routine qu’elle a construite comme rempart. Ses cheveux décoiffés et son comportement plus erratique montrent que son univers méthodiquement ordonné commence à dysfonctionner.
Ce dérèglement est insoutenable pour Jeanne, car son rythme, bien qu’étouffant, est aussi son unique bouée de sauvetage. La perturbation de cet équilibre la précipite dans une spirale qui culmine, le troisième jour, dans l’acte final, un geste désespéré pour reprendre le contrôle sur elle-même et son environnement. Ce moment, bien que préparé par tout ce qui précède, est imprévisible. Il échappe à la mécanique répétitive et impose une rupture brutale et la fin du film.
Regarder Jeanne Dielman n’est pas seulement suivre un récit, c’est faire l’expérience d’un autre rapport au temps. Akerman nous force à ralentir, à ressentir le poids des minutes, à habiter ces temporalités multiples :
Chronos, toujours en arrière-plan, parce que le film progresse malgré tout sur trois jours.
Aion, omniprésent dans la répétition hypnotique des gestes.
Kairos, qui éclate dans les ruptures imprévues et donne au film sa tension dramatique.
3. La violence cachée de l’enfermement
Le film Jeanne Dielman retrace trois jours de la vie de son héroïne. Le premier jour, tout semble fonctionner selon un ordre méticuleusement établi. Jeanne est en phase avec sa routine : chaque geste s’enchaîne, précis, presque chorégraphié, comme une partition exécutée sans fausse note. Mais dès le deuxième jour, le mécanisme commence à se dérégler. Les petites défaillances, insignifiantes en apparence, viennent briser le rythme, révélant des failles plus profondes. La lente désynchronisation de Jeanne devient une métaphore de l’aliénation.
Ce que Akerman met en lumière, c’est la violence insidieuse de cette vie enfermée dans des gestes répétitifs. Cette violence n’est pas spectaculaire mais constante, silencieuse, écrasante. Betty Friedan, dans The Feminine Mystique (1963), parlait du « mal qui n’a pas de nom » pour décrire l’angoisse diffuse ressentie par tant de femmes enfermées dans le rôle de ménagères parfaites, réduites à leurs fonctions domestiques et invisibles dans l’espace public. Jeanne est l’incarnation de ce mal.
La violence est exacerbée par la mise à disposition sexuelle de Jeanne, un aspect central du film. Chaque jour, elle se prostitue pour assurer sa survie et celle de son fils. L’acte sexuel, toujours relégué hors-champ, est suggéré par une porte qui se ferme pudiquement, ajoutant une couche de silence et d’oppression. Jeanne n’existe pas pour elle-même mais pour répondre aux besoins des autres : le plaisir des hommes qu’elle accueille et les besoins matériels de son fils. Ce rôle imposé annihile son individualité, réduisant son corps à une fonction utilitaire.
Même lorsque Jeanne éprouve de la jouissance, tout se dérègle. Elle cherche alors à trouver le plaisir autrement, de manière maîtrisée, à travers un café parfait qu’elle ne parvient ni à faire elle-même ni à consommer au restaurant. Ce café inatteignable est une métaphore de sa frustration et de sa vie volée. Son plaisir ne se commande pas.
Le troisième jour, tout bascule. La tension, étirée au fil des gestes et des rituels brisés, atteint son paroxysme. L’acte final violent de Jeanne est à la fois une libération et un point de non-retour. Cette explosion scelle la tragédie de son existence, mais elle révèle aussi l’ampleur de la violence qui s’est accumulée en silence. La vie de Jeanne est un cri étouffé, une dénonciation magistrale de l’enfermement des femmes, de leur exploitation invisible, et de la violence omniprésente qui maltraite leurs corps, au point qu’elles-mêmes ne peuvent pas supporter de lâcher prise.
Pour moi, en 2024, ce film a rejoint le panthéon des meilleurs films que j’ai vus dans l’année, avec Les graines du figuier sauvage.
Jeanne Dielman est encore disponible sur ARTE (jusqu’au 23 février 2025) : ne le manquez pas !
Joyeux anniversaire, Jeanne Dielman. Merci de nous avoir fait ouvrir les yeux. À l’âge des trad wives, de Donald Trump, de la fin de Roe v. Wade, des Talibans… c’est comme si tu ne les avais pas, tes 50 ans…
Le média de la transition
“À deux voix”, nos conversations à bâtons rompus sur l’actualité
Des interviews de personnalités remarquables (écrivains, entrepreneurs…)
Des articles sur le travail et l’économie
Une vision engagée, des clefs pour aller au fond des choses
Nos abonnés : des professionnels et citoyens engagés
Des nouvelles de nos travaux et de nos projets
Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
Nos podcasts sont également accessibles sur Apple Podcasts et Spotify. Nouveau Départ a sa page LinkedIn et son compte Twitter : @_NouveauDepart_. Suivez-nous aussi individuellement sur LinkedIn (Laetitia & Nicolas).