Fragiles progrès : allons-nous perdre les acquis féministes ?
Nouveau Départ, Nouveau Travail | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Pour une personne de la génération X, l’idée que l’égalité entre les femmes et les hommes progresse, au travail comme dans la société, semblait aller de soi. J’ai grandi avec l’idée que les femmes pouvaient tout avoir : des carrières ambitieuses, une indépendance financière, une vie professionnelle et personnelle épanouies. Certes, les femmes de ma génération ont connu les périodes de creux du féminisme – franchement, les années 1990 et 2000 n’ont pas été des décennies fortes pour le féminisme – et nous avons fait l’expérience du harcèlement sexuel et des violences sexistes et sexuelles. Mais malgré tout ça, nous ne doutions pas que l’avenir nous porterait vers un mieux. Nous pensions que l’écart de richesse entre hommes et femmes finirait par s’atténuer, que les métiers historiquement non mixtes s’ouvriraient à toutes et que les inégalités systémiques finiraient par disparaître sous l’effet des lois et des évolutions culturelles.
Et pourtant, nous risquons de tristement déchanter.
Un backlash monumental
Si la période actuelle est marquée par un féminisme actif et créatif, elle est aussi le théâtre d’un backlash d’une ampleur inédite. La journaliste Susan Faludi avait déjà analysé dans son livre Backlash: The Undeclared War Against American Women (1991) comment chaque avancée féministe provoque une réaction brutale en retour. Ce que nous vivons aujourd’hui semble en être une illustration extrême.
De la Pologne à la Hongrie, en passant par l’Argentine, l’Italie, les États-Unis et bien sûr l’Afghanistan, une offensive majeure contre les droits des femmes est menée, qui risque d’annihiler des décennies de progrès. Certains pays ont pris des mesures ouvertement régressives : interdiction quasi totale de l’avortement en Pologne, restrictions des droits LGBTQ+ en Hongrie, montée des discours antiféministes en Italie, criminalisation des soins liés à la santé reproductive aux États-Unis.
On pourrait être tentés de dire qu’il est absurde de comparer la situation des États-Unis à celle de l’Afghanistan. Mais l’est-ce vraiment ? Lorsque la Cour suprême américaine invalide le droit fédéral à l’avortement, elle impose une régression brutale des droits des femmes qui a des conséquences profondes, non seulement aux États-Unis mais aussi sur le reste du monde. Quand Trump et Musk exposent la misogynie la plus crasse au grand jour, ils libèrent celle des masculinistes du monde entier.
Les attaques contre la soi-disant « gender ideology » ne sont pas de simples querelles sémantiques mais bien une guerre culturelle mondiale menée contre tout ce qui remet en question l’ordre patriarcal, y compris tout ce qui vise à soutenir les femmes dans l’univers encore trop souvent hostile qu’est le monde du travail.
Un renversement idéologique en marche
L’Europe est-elle à l’abri ? Pour l’instant, des lois comme celles sur les quotas dans les instances dirigeantes et des politiques volontaristes en faveur de l’égalité salariale donnent une impression de relative protection. Mais ne soyons pas naïfs. Le renversement idéologique qui se joue ailleurs est déjà en train de traverser l’Atlantique et saper progressivement les droits des femmes dans le monde professionnel. L’Italie, la Hongrie et la Pologne sont des pays européens. Ils affaiblissent jour après jour les projets européens en faveur des droits des femmes, comme le font les nouveaux élus d’extrême-droite au parlement européen.
L’argument selon lequel les quotas sont une attaque contre la méritocratie, par exemple, pourrait revenir en force. D’ailleurs, il n’a jamais vraiment disparu. La méritocratie a toujours été brandie pour s’opposer aux quotas, sous prétexte qu’ils favoriseraient des personnes sur la base de leur genre plutôt que de leurs compétences. Les sciences sociales nous ont montré que cette vision repose sur une illusion : celle d’un marché du travail où seules les performances individuelles détermineraient la réussite. En réalité, l’accès aux postes à responsabilité est façonné par des biais systémiques et des réseaux de cooptation, qui avantagent structurellement les hommes, et plus encore ceux issus de milieux privilégiés. En l’absence de dispositifs correctifs comme les quotas, ce sont les mêmes profils qui se reproduisent indéfiniment au sommet des organisations. Refuser les quotas sous couvert de méritocratie revient donc à défendre un système où les privilèges hérités pèsent plus lourd que le talent et le travail. Je vois bien cet argument reprendre du poil de la bête en ce moment.
Ce que nous voyons émerger aux États-Unis – le retour assumé des boys clubs, le rejet des politiques de diversité sous prétexte de « discrimination inversée », la résurgence de conseils d’administration et d’instances dirigeantes 100 % masculines – pourrait bientôt redevenir la norme en Europe aussi. Les droits des femmes au travail ne sont pas gravés dans le marbre. Si nous baissons la garde, ils pourraient être démantelés avec une rapidité sidérante.
Ne nous endormons pas
Prenons conscience de la fragilité de nos « acquis ». Les droits des femmes ne sont jamais acquis. L’histoire nous a montré que les progrès en matière d’égalité ne sont jamais jamais définitifs. Les idéologies réactionnaires cherchent à restaurer un ordre ancien, dans un mouvement de “Take Back Control” (c’était le slogan du Brexit, souvenez-vous) qui affirme que c’était mieux avant.
La rhétorique de la nouvelle administration autour de "l'idéologie du genre" ne concerne pas seulement les personnes trans (...) Comme l'a dit Darren Beattie, limogé de la Maison-Blanche en 2018 après avoir participé à une conférence à laquelle assistaient des nationalistes blancs, et récemment nommé sous-secrétaire par intérim à la diplomatie publique au département d'État : "Si vous voulez que les choses fonctionnent, des hommes blancs compétents doivent être aux commandes. Malheureusement, toute notre idéologie nationale repose sur le fait de dorloter les sentiments des femmes et des minorités tout en démoralisant les hommes blancs compétents." (New York Times)
Le backlash est bien là. Ne le laissons pas s’installer tranquillement ici !
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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Comme le disait Meryl Streep dans un très beau discours, une femme en Afghanistan a moins de droits qu'un oiseau ou qu'un écureuil. Partant de cette situation impensable, on a presque honte, en Occident, de pointer les droits qui se réduisent ou tout simplement un discours qui reprend à son compte la vieille rhétorique patriarcale. Pourtant, je pense que vous avez mille fois raisons, et que, très insidieusement, des avancées en faveur de l'égalité des sexes, sont battues en brèche ici et là. Ce qui est confondant, c'est l'espèce d'évidence avec laquelle les masculinistes semblent refermer la parenthèse.