Expulsions de sans-papiers et marché du travail
Nouveau Départ, Nouveau Travail | Laetitia Vitaud
✍️ Nouveau Départ, Nouveau Travail. Voici un nouvel article de ma série “Nouveau Départ, Nouveau Travail” où je partage, par écrit, des réflexions sur les mutations du travail, inspirées par l’actualité, des expériences vécues ou mes lectures du moment. Je me suis fixé le défi de vous proposer des articles courts et percutants 💡
Depuis le retour de Donald Trump à la Maison blanche, les déportations de travailleurs sans papiers se multiplient. On se souvient, lors de son premier mandat, des scènes de cruauté – des parents arrachés à leurs enfants — autant de mises en scène spectaculaires destinées à galvaniser ses partisans. Cependant, au-delà des coûts exorbitants (jusqu’à 13 000 dollars par déportation), les répercussions économiques et sociales de ces politiques restent très largement sous-estimées. En particulier, les déportations ont des conséquences sur l’ensemble du marché du travail.
Un faux prétexte économique
L’idée que les déportations bénéficieraient à l’économie américaine est très répandue. L’argument selon lequel « moins d’illégaux = plus d’emplois pour les résidents » semble évident, surtout lorsque les travailleurs se sentent en moins bonne position sur le marché du travail. Mais il est largement démenti par la réalité économique. Selon le Brookings Institute, ces déportations pourraient en réalité dégrader le marché du travail pour les travailleurs nés aux États-Unis. Pourquoi ? Parce que les sans-papiers occupent des emplois essentiels dans des secteurs clés, des postes que les Américains eux-mêmes ne souhaitent souvent pas remplir.
Des emplois invisibles mais vitaux
Dans tous les pays développés, les travailleurs sans papiers sont surreprésentés dans des secteurs tels que le ménage, la préparation des repas, la garde d’enfants, le bâtiment et les livraisons (certains d’entre vous ont peut-être vu le très beau film, L’histoire de Souleymane, une fiction sur un coursier à vélo sans papiers) . Ces emplois, souvent précaires et mal payés, parfois assimilables à du quasi-esclavage, constituent le socle de nombreuses activités économiques. Quand ils ne pointent plus, ce sont d’autres activités qui en subissent les conséquences.
Par exemple, dans le bâtiment, une baisse soudaine de la main-d’œuvre entraîne des retards et des coûts supplémentaires pour les entreprises, ce qui peut aussi affecter les postes mieux rémunérés, comme ceux de chef de chantier, voire obliger les entreprises à renoncer à certains chantiers (et donc à du chiffre d’affaire), faute de main-d’œuvre suffisante. De même, dans la restauration, les employeurs ont besoin de cuisiniers pour maintenir leur activité, ce qui a un impact sur l’emploi des serveurs, plus souvent occupés par des résidents légaux.
La garde d’enfants est un autre exemple. La réduction de l’offre de travailleurs sans papiers dans ce secteur peut diminuer le taux d’emploi des mères, y compris celles qui sont diplômées, à cause du renchérissement de la garde de leurs enfants.
Un coût extraordinairement élevé
Les déportations massives ont également des répercussions fiscales importantes. Selon une étude de l’Académie nationale des sciences il y a quelques années, les immigrés, y compris ceux en situation irrégulière, contribuent en moyenne davantage en impôts qu’ils ne reçoivent en prestations sociales (a fortiori quand lesdites prestations leurs sont complètement inaccessibles faute de papiers).
Les déportations se traduisent donc par une baisse des recettes fiscales, aggravée par des pertes d’emploi chez les travailleurs américains. En outre, les travailleurs sans papiers participent à la pérennité des systèmes de protection sociale et de santé en payant des cotisations sans pouvoir pleinement en bénéficier. Leur départ affaiblit donc la stabilité à long terme de ces systèmes.
C’est sans compter le coût des déportations elles-mêmes : selon un rapport cité par CNN, la mise en œuvre du programme de déportations promis par Trump pourrait coûter jusqu’à 100 milliards de dollars sur plusieurs années. Ce montant colossal comprendrait des dépenses liées à l'arrestation, la détention et l'expulsion de millions de personnes. Pour donner une idée des ordres de grandeur, le Department of Homeland Security (DHS) estime qu'expulser une seule personne peut coûter entre 10 000 et 13 000 dollars, en tenant compte des coûts opérationnels et administratifs. À l'échelle de millions de déportations, cela représenterait une mobilisation sans précédent de ressources financières, logistiques et humaines.
Le cas extrême de la Californie
En Californie, état dépendant de sa population immigrée pour de nombreux secteurs, les déportations pourraient entraîner des perturbations économiques majeures. Une analyse récente de CalMatters a montré que la Californie, qui abrite la plus grande population d’immigrants aux États-Unis, serait particulièrement affectée par une politique de déportations massives dont l’impact économique pourrait être dévastateur pour l’État.
En Californie, 75 % de la main-d’œuvre agricole est constituée d’immigrés, dont une grande partie est sans papiers. Les déportations massives pourraient provoquer un effondrement de la production agricole, entraînant une hausse des prix des fruits, légumes et autres produits alimentaires essentiels dans tout le pays. Une baisse de seulement 10 % de la main-d’œuvre agricole pourrait se traduire par une augmentation des prix alimentaires de 6 à 8 % à l’échelle nationale.
Le secteur de la construction, qui repose lui aussi lourdement sur les travailleurs immigrés (y compris sans papiers), verrait des projets ralentis ou annulés. Cela aggraverait la crise du logement en Californie, où les délais de construction sont déjà un défi majeur et où les catastrophes régulières (comme les récents incendies à Los Angeles) augmentent sans cesse les besoins de construction.
Une politique qui pourrait mener à la récession
Pour toutes les raisons évoquées ici, il est fort probable que Trump n’aille pas au bout de ses promesses de campagne d’expulsions massives et se contente d’offrir aux médias quelques mises en scènes spectacle pour donner l’impression qu’il en fait des tonnes. Mais même si le nombre de déportations n’atteignait finalement qu’un quart de ce qui a été promis, l’impact sur l’économie serait important. Elles risquent de perturber gravement le marché du travail, de déstabiliser des secteurs entiers, d’affaiblir les économies locales et de réduire les recettes fiscales. Certains économistes vont jusqu’à évoquer un risque de récession.
Au lieu de poursuivre des politiques punitives, il serait plus judicieux de moderniser les lois sur l’immigration afin de répondre aux réalités économiques et démographiques du XXIe siècle. Et cela ne vaut pas que pour les États-Unis. Tout cela est évidemment valable pour notre pays aussi : le financement de la sécurité sociale (dont notre système de retraites), la viabilité de notre système de santé et tous les défis économiques et démographiques auxquels nous faisons face ne se règleront pas en tapant sur les immigrés, légaux ou illégaux.
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Qui nous sommes
Laetitia | Cofondatrice de la société Cadre Noir, collabore avec Welcome to the Jungle, autrice de Du Labeur à l’ouvrage (Calmann-Lévy, 2019) et En finir avec la productivité. Critique féministe d’une notion phare de l’économie et du travail (Payot, 2022).
Nicolas | Cofondateur de la société The Family, ancien chroniqueur à L’Obs, auteur de L’Âge de la multitude (avec Henri Verdier, Armand Colin, 2015) et Un contrat social pour l’âge entrepreneurial (Odile Jacob, 2020).
Nous sommes mariés depuis 17 ans. Après avoir vécu près de 10 ans à Londres puis à Munich, nous sommes revenus en France en août 2024. Nouveau Départ est le média que nous avons conçu ensemble au printemps 2020 pour mieux nous orienter dans l’incertitude.
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